Une belle utopie d’éducation populaire et artistique

« Croire en la capacité de l’art à transformer les hommes, c’est l’utopie du Manifeste, qui fait penser les têtes et fait danser les corps. » Ça pique la curiosité et pousse à s’inscrire à ces dix jours de réflexion citoyenne organisés autour de pratiques artistiques diverses.
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Il est des aventures qui bouleversent, des découvertes qui étonnent, des expériences à vivre absolument, des coups de cœur qui transforment. Ce que propose la « compagnie des Mers du Nord » est de ce tonneau. Il y a des artistes venu•e•s de toute l’Europe et du Brésil, des temps de pratique et de réflexion. On se pose la question du sens . Puis vient le temps du festival où sont valorisés les travaux des jours précédents. Et le bilan est un temps auquel chacun et chacune s’engage à participer. L’époque a besoin d’initiatives de ce genre, de rassemblements où penser et agir vont de pair, où l’esprit slalome entre les méandres des questionnements et des rencontres. Puissent-ils fleurir en bouquets d’utopie !


 

« Croire en la capacité de l’art à transformer les hommes, c’est l’utopie du Manifeste, qui fait penser les têtes et fait danser les corps. » Présenté comme un lieu de rencontres et d'éducation populaire et artistique, il n'en faut pas plus pour piquer ma curiosité, je décide de m'inscrire à ces dix jours de réflexion citoyenne organisés autour de pratiques artistiques diverses.

 

Première étape, choisir parmi les six ateliers proposés

Je prends connaissance du fonctionnement du Manifeste par le biais du site internet de la compagnie des Mers du Nord  et ce que j'en perçois me semble d'emblée atypique: une grande richesse de propositions, une diversité de publics, un prix de participation dérisoire, un engagement politique affiché et surtout une vitalité contestataire joyeuse et communicative… bref, une bulle de résistance sociétale rare et précieuse ! Cette année, des artistes venus du Brésil, d'Allemagne, de Grèce, du Danemark, de Belgique... sont invités. Les propositions artistiques et les thèmes sont tout aussi divers. Danse, théâtre, tragédie antique, théâtre visuel et sonore, contes et arts plastiques, performances... pour parler des questions qui secouent notre société d'aujourd'hui : guerres, identités, genres, exclusions, solidarités.

Les artistes invités ne viennent pas pour donner un stage mais bien pour travailler autour de leur démarche artistique et chercher de la matière pour leurs futures créations. Proposés à toutes et à tous, quels que soient l'âge, la catégorie socio-professionnelle ou le niveau de pratique artistique, les ateliers invitent les participants à plonger dans l'univers artistique des intervenants et à vivre de l'intérieur leur démarche de création. Tout me fait envie ! Procédant par élimination et me laissant guider par mon intuition du moment, je m'inscris finalement à l'atelier «Les nouveaux Perses », dirigé par Christos Passalis, comédien et metteur en scène grec, un des fondateurs du collectif Blitz théâtre, à partir de la tragédie d'Eschyle, Les Perses.

 

Deuxième étape, cinq jours de pratique artistique intense

Nous sommes accueillis par Brigitte Mounier, directrice artistique de la Compagnie des Mers du Nord, au Channel, lieu de création et de programmation artistique à Calais. Deux des ateliers ont lieu ici.

Les autres sont dispensés au château Coquelle à Dunkerque et au palais du Littoral à Grande-Synthe. Autour de la table, une quarantaine de participants, de 10 à 70 ans, aux visages souriants. Certains viennent depuis plusieurs années et leur plaisir de participer à nouveau à l'événement dissipe rapidement les appréhensions des nouveaux. Dans une ambiance conviviale et une organisation impeccable, le 14 e Manifeste est lancé!

Les repas sont pris sur place et les participants ont la possibilité d'être hébergés à l'internat d'un lycée tout proche. Tout est parfaitement pensé pour permettre à toutes et à tous de profiter pleinement des six heures quotidiennes de travail de recherche artistique. Et pour ceux qui craignent de s'ennuyer, des ateliers complémentaires, autour d'une pratique vocale ou d'une pratique corporelle, sont proposés pendant deux heures le matin. Durant cinq jours intensifs, notre groupe (14 participants), s'attelle à transcrire la difficile mais non moins magnifique pièce d'Eschyle. Nous enchaînons les improvisations. Notre « chœur de vieillards » tente de trouver, dans l'écoute et une grande exigence de travail, le plaisir d'être sur scène. Nous explorons les questions de la folie, de la terrible attente, du désastre de la guerre, du pouvoir... Développant un théâtre foncièrement contemporain, Christos Passalis nous invite à chercher un jeu simple, fondé sur l'action et dénué d'intentions émotionnelles intellectualisées.

Chacun cherche sa place, la direction à prendre n'est pas claire pour tous mais le travail s'effectue toujours avec bienveillance, les forces des uns et des autres apparaissent et les humains se rencontrent petit à petit, par l'intermédiaire du travail de plateau, de la musique et du chant. La fin des cinq jours approche, il nous faut décider de ce que nous souhaitons présenter au public deux jours plus tard. Nous choisissons de profiter du temps restant pour continuer la recherche plutôt que tenter de fixer quelque chose. Nous présenterons une pièce en partie improvisée et nous testerons en public encore de nouvelles propositions.

 

Troisième étape, le rassemblement Changement de lieux et de logistique.

La dynamique monte d'un cran. Tous les participants sont invités à se rassembler au palais du Littoral à Grande-Synthe, où auront lieu les trois jours de rencontres publiques. Cette année, l'actualité vient bousculer l'organisation. Brigitte Mounier, artiste associée de longue date à la ville de Grande-Synthe décide d'organiser une lecture publique de la lettre de Damien Carême (La lettre de Damien Carême au Président de la République. http://www.damiencareme.fr/archives/4099/comment-page-1 À ce jour, la demande de Damien Carême d'être reçu par le président de la République, Emmanuel Macron, afin de trouver des solutions pour gérer la situation urgente et humainement dramatique des migrants, est restée sans réponse.) . Les artistes associés ainsi que l'ensemble des participants sont invités, s'ils le souhaitent, à soutenir l'événement. Afin de permettre à chacun de se positionner, un exemplaire de la lettre est affiché dans le hall du palais du Littoral. Des discussions s'engagent, certains apportent des compléments d'informations : historique des événements, position des élus du Pas-de- Calais, éclairages et nuances sur les propos tenus par la lettre… Tous sont invités à se questionner. Nous serons quelque deux cents personnes sur le parvis des Droits de l'Homme à Dunkerque. Quand nous repartons, nous ne sommes plus tout à fait les mêmes et c'est aussi cela Le Manifeste. De retour au palais du Littoral, le temps est venu de faire connaissance avec les participants des autres ateliers... Le Cabaret sauvage annonce l'ouverture prochaine des festivités et donne le ton. Chacun est invité à prendre la scène pour une durée de deux minutes maximum. Seul, à deux ou plus nombreux, danse, chant, théâtre, vidéo ou bricolage, humour, politique, poésie ou tour de magie, tout est possible! Près de trois heures de spectacle où le plaisir d'être sur scène mais surtout celui d'être ensemble prime sur le reste. Qu'il se montre sous son pire ou sous son meilleur jour, chacun vient livrer ici généreusement quelque chose de lui et c'est beau.

 

Quatrième étape, le festival

Après le temps des dernières répétitions et mises au point, vient le moment tant attendu des trois jours de festival. Tout est extrêmement bien pensé et organisé. Le programme des événements ouverts au grand public est construit pour permettre à tous d’assister à tout – participants des différents ateliers, artistes associés et leurs équipes compris. Les trois jours se déroulent de la même manière : dès 16heures, restitution des travaux d'un atelier puis deuxième restitution avant de passer au moment du débat sur un sujet politique et/ou de société. Le public a ensuite la possibilité de partager avec l'ensemble des participants un repas bio et végétarien pour une somme modique. Autour des grandes tables sous le marabout extérieur, artistes, organisateurs, participants, intervenants et public extérieur échangent joyeuse- ment sur ce qu'ils ont vu, entendu, sur ce qui les met en colère, ce qui les fait rêver, ce qui les interpelle. La journée se termine par un spectacle d'une des compagnies invitées puis la rencontre avec l'équipe artistique à l'issue de la représentation. Trois jours intenses durant lesquels malgré la fatigue chaque moment supplémentaire d'émotion artistique vient nourrir un peu plus les expériences précédentes. Les différents univers artistiques, langages, poésies, thématiques, rencontres humaines... viennent se répondre en écho, s'éclairer réciproquement, élargir un peu plus la carte de l'inconnu et encourager l'élan extraordinairement enthousiasmant de la construction collective.

 

Cinquième étape, le bilan

Un dernier temps fort nous attend. L'ensemble des « Manifestants » - soit une centaine de personnes - tous statuts confondus (artistes, organisateurs, participants, bénévoles) se rassemble en cercle et chacun est invité à prendre la parole pour exprimer son ressenti sur ce qui vient d’être vécu. Il peut sembler inutile ou ennuyeux ce moment de bilan. Brigitte Mounier insiste pourtant pour que chacun s'engage dès le départ à y participer, à juste raison car c'est avec cette dernière pierre à l'ouvrage que certaines choses prennent définitivement sens. Il n'est plus temps de se dire ce que nous avons aimé ou non, ce que nous avons bien vécu ou non mais d'en tirer les apprentissages, de réaliser ce que nous avons réussi à construire ensemble et à quels endroits nous avons changé, de prendre du recul sur la richesse des rencontres que nous avons vécues et de commencer à penser à ce que nous serons demain, à ce que nous ferons demain. Au-delà de mon parcours professionnel et personnel, des remises en question que j'ai opérées, des portes artistiques que j'ai ouvertes, de la richesse de ce que j'ai retiré tant humainement, intellectuellement, qu'artistiquement, j'ai découvert à Grande-Synthe un lieu particulièrement précieux d'exercice concret de valeurs fondamentales. Un lieu d'une grande cohérence dans la combinaison des pratiques artistiques, des choix organisationnels, des choix de spectacles et de débats, le tout d'une très grande qualité. Un lieu qui offre la possibilité pour chaque individu de devenir tour à tour apprenant, spectateur, acteur, citoyen et ainsi : d'apprendre à tout âge, de découvrir et de développer ses capacités, ses goûts, ses appétences, de s'exprimer librement dans le respect de l'autre, de prendre une place qui lui convient au sein du collectif, de critiquer, de revendiquer, de rêver, de rire, de pleurer, de s'indigner, d’observer, d'écouter, de ne pas être d'accord, de changer d'avis, d'être valorisé pour ce qu'il est, de se questionner sur la société dans laquelle il vit, d'explorer avec d'autres des solutions possibles de changement. Cette année, j'ai manifesté.