Les héritiers de l'éducation populaire

Jean-Claude Gillet et Jean-Pierre Augustin dans « L'Animation professionnelle, Histoire, acteurs, enjeux » proposent une définition du métier d'animateur, héritier des formes d'engagements bénévoles et associatives des militants d'éducation populaire.
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Média secondaire

Image par congerdesign de Pixabay

Propos recueillis en 2005 par Bertrand Chavaroche

Vers l'Éducation Nouvelle - Vous dites dans le résumé du livre que la diversification des champs d'activités, en particulier en milieu urbain, explique la professionnalisation des animateurs; d'autre part, que les animateurs professionnels sont les héritiers de l'Éducation populaire, de l'action sociale, du mouvement sportif; vous parlez aussi d'éclatement par l'histoire et par la géographie (le géographique) de l'animation pour nommer les mutations de l'animation. En quoi le métier d'animateur, l'animation professionnelle peuvent-ils se revendiquer encore aujourd'hui de l'Éducation populaire? En quoi les pratiques de l'animation professionnelle sont-elles toujours en lien avec l'Éducation populaire?

Jean-Claude Gillet, Jean-Pierre Augustin - La diversification des champs d'intervention de l'animation professionnelle est une des preuves fortes de l'utilité sociale actuelle de cette dernière, au-delà donc de la période de l'immédiate après-guerre largement dominée par les fédérations de l'Éducation populaire que nous connaissons aujourd'hui. La rupture entre les deux périodes peut être vue sous trois angles: d'abord par l'existence même de professionnels, en plus des bénévoles ou des militants associatifs, et ce dès les années soixante (mais il ne faut pas oublier que ce sont souvent ces militants eux-mêmes qui ont souhaité obtenir plus de reconnaissance de la société en revendiquant rémunération, statut, formation, diplôme et convention collective).

Ensuite, par le fait que de nombreuses associations non fédérées, en particulier dans les quartiers sensibles, se sont créées dans la décennie passée dans des espaces sociaux et culturels parfois délaissés, réalisant souvent de l'Éducation populaire sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisant de la prose, pour rappeler les propos de Madame Marie-Georges Buffet, lors du colloque de 1999 sur l'Éducation populaire intervenue à la Sorbonne (et nombre de ces nouveaux arrivants dans un militantisme renouvelé tentent de réaliser de cette façon leur insertion professionnelle personnelle).

Enfin, par la nouveauté apportée par l'animation professionnelle en proposant une réflexion et une pratique pédagogique sur un approfondissement de la démocratie, car les modes traditionnels d'autorité étaient devenus obsolètes après mai 68. La montée en puissance des jeunes et la notion de jeunesse elle-même n'est pas étrangère à ce phénomène de contestation.

La qualité de l'intervention sociale et culturelle n'est plus liée au seul facteur de la présence vocationnelle et volontaire des militants : il y faut des compétences expérientielles, héritées de pratiques organisées et de formations diplômantes, prenant en compte non plus seulement la question des valeurs et du pourquoi de l'action, mais celles aussi des stratégies et du comment.

La continuité réside justement dans la philosophie et l'éthique qui constituent par exemple aussi fortement aujourd'hui qu'hier le mode d'entrée de beaucoup de jeunes (et de moins jeunes) dans la profession: à savoir la recherche d'une société plus citoyenne pour les exclus du savoir et du pouvoir, la construction d'une culture libératrice pour chacun et la volonté d'agir sur le monde en le transformant, peut-être désormais avec une façon plus réaliste d'imaginer l'avenir.

L’animation professionnelle est bien la fille de l'Éducation populaire dans sa volonté d'une culture possible pour tous. Elle est un système, résultat d'une sédimentation historique de périodes et d'actions successives qui associent les mouvements d'Éducation populaire, des équipements, des associations et des dispositifs socioculturels.

VEN - Vous dites que l'animation est potentiellement une médiation mobilisatrice entre réalité environnante et conscience critique; elle devrait en ce sens développer prioritairement son intervention en tant que « lieu d'expérimentation culturelle» (ce que vous écrivez dans votre conclusion), mais est-ce vraiment ce qui se passe? La professionnalisation des animateurs, et, au travers de cela, leur légitimité, n'est-elle pas aspirée, ligotée par une lecture strictement Il sociale» des problèmes sociaux du champ d'intervention? Ceux-ci n'exigent-ils pas un recentrage éducatif et culturel de l'action?

J.-C. G-J.-P.A - La notion de culture appellerait un travail de définition qui n'est pas de mise dans l'espace proposé ici. En résumé, la rencontre entre le social et le culturel n'est pas chose simple. Il existe souvent, à travers les politiques publiques, une double tentation pour l'État et ses partenaires: la première est celle qui consiste à penser qu'en favorisant par exemple des pratiques musicales amplifiées (par des ateliers et des festivals) ou des compétitions et exhibitions sportives dans certains quartiers fragiles, il deviendrait possible de soulager les habitants d'un cadre de vie dégradé, d'une insécurité ressentie, d'un chômage persistant, d'une déqualification manifeste et d'une relégation socio-spatiale évidente. Le rôle des professionnels de l'animation (avec d'autres acteurs bien sûr) serait ainsi par l'utilisation d'un levier dérivatif équivalent à celui d'un pompier du social ou de communicant de décideurs, d'élus ou de pouvoirs publics défaillants.

La seconde, toute aussi caricaturale, dans le champ de la réparation d'une déliance sociale parfois brutale, se résume à transformer les travailleurs sociaux en distributeurs de mannes financières ou de concepteurs de structures d'insertion économique et formative, sans jamais faire le lien avec des pratiques artistiques et culturelles qui peuvent aussi questionner la place de chacun dans la société où il vit: on retombe alors dans une vision unidimensionnelle de l'humanité.

L'animation doit rester, autant que faire se peut, au cœur d'une dialectique, d'un ensemble constitué par des situations complexes où les enjeux sont tout aussi bien politiques, économiques, sociaux, éducatifs et culturels. C'est en ce sens que nous parlons d'animation professionnelle sans autre qualificatif spécifique. Pour résumer, disons que la recherche de l'alliance du culturel et du social, c'est celle d'une position solidaire des autres membres de la société tout en favorisant pour chacun une élaboration critique du monde environnant.

Les tentations (ou les contraintes) dues à la proximité du pouvoir municipal ou celles liées à l'attrait du mercantilisme ne doivent pas être niées: tout au contraire, elles doivent être reconnues, mais en dépit de ce constat, "animation reste encore un des rares lieux où les ressources de la liberté peuvent être présentes dans les têtes de ceux qui y participent, y travaillent et y agissent. Le secteur reste largement attractif et garde son image de vitalité.

VEN - Par rapport aux débats qui agitent les services du ministère de la Jeunesse et des Sports et les mouvements d'Éducation populaire concernés par la question de l'actualité de l’Éducation Populaire; compte tenu de la fonction de médiation mobilisatrice que vous attribuez à l'animation, situez-vous plutôt la priorité de l'intervention de l'animation du côté du « forum», c'est-à-dire du tout délibératoire (au nom de la citoyenneté, du lien social) ou de l'agir ensemble, de l'activité concrète (pour les mêmes raisons) ?

J.-C. G-J.-P.A - Ce qu'il semble important de dire dans un premier temps, à l'évocation de cette question, c'est que les débats d'aujourd'hui à propos de la refondation de l'Éducation populaire sont à la fois riches par le rejet des erreurs passées (attentisme, voire compromission vis-à-vis des pouvoirs) et en même temps parfois très idéalistes, car pas vraiment fondés sur l'analyse des pratiques réelles (et non fantasmées) des acteurs multiples et des institutions. Le balancier risque de partir vers des incantations se situant largement à côté des enjeux politiques réels qui doivent se situer dans une interaction enrichissante entre le dire et le faire, le penser et l'agir, l'institué et l'instituant, les systèmes organisés (pouvoirs publics, institutions et associations) et les acteurs (bénévoles, militants, professionnels et groupes de population), bref entre la démocratie représentative et la démocratie participative.

C'est dans ce jeu contradictoire que le terme de praxis devient pertinent pour désigner le professionnel de l'animation qui est informé de son action par le soutien d'une théorie, elle-même issue de l’expérience et de la réflexion sur celle-ci. L’action informe et transforme la théorie dans une relation circulaire, avec comme fondement politique premier la parole d'autrui.

En prenant comme support l'allégorie du jeu de cartes, issue d'une sociologie de l'action croisée avec une théorie des jeux, on peut énoncer que la première étape du travail de l'animateur consiste à informer les joueurs volontaires pour qu'ils puissent jouer. Il leur permet ainsi la connaissance des règles du jeu social, des procédures. Il s'agit en l'occurrence d'un processus éducatif permettant l'accès au symbolique, à un système de signes, à un cadre de références. Lors de l'étape suivante, les acteurs/joueurs peuvent maximiser leurs gains dans le jeu et par le jeu.

L’individu ou le groupe joue: il s'agit là d'un processus d'accès à la réalité, d'action et d'implication par l’introduction d'un calcul et d'une stratégie. Lors de l'étape finale, les joueurs/acteurs peuvent, dans certaines circonstances et sous certaines conditions, transformer les règles du jeu, plus à leur profit, parce qu'un autre rapport de forces en présence dans la société (entre dominés et dominants) le permet, localement et parfois globalement. Il s'agit alors d'un processus d'accès à un imaginaire social réussi par l'introduction de changements, exprimant une différence, une opposition voire un conflit pour ('obtention d'un équilibre des pouvoirs plus affirmé, vers plus de justice et de partage. l'animateur professionnel favorise cette recherche d'équilibre par l'instauration d'espaces et de temps de médiation, refusant autant le fatalisme des théories survalorisant les effets de système, que le volontarisme de celles survalorisant les conséquences des actions humaines.

Ces espaces de médiation, ces marges de manœuvre citoyenne se situent entre changement et ordre social dans ce que Yves Barel appelle les parts d' «indécidabilité» de toute situation sociale: c'est la façon dont les acteurs vont se mettre en mouvement qui détermine, en partie seulement bien sûr, mais réellement, l'issue de la situation elle-même. Voilà ainsi résumés les enjeux de l'animation professionnelle.

Note

L'Animation professionnelle, Histoire, acteurs, enjeux, ed. L'harmattan, coll. Débats jeunesse, 2000. Jean-Pierre Augustin et Jean-Claude Gillet