Transfert et enfance en danger : le travail d'une psychologue

Un accompagnement psychologique est souvent nécessaire pour les jeunes accompagnés par l'aide sociale à l'enfance. Une psychologue raconte ici le cheminement d'une adolescente pour trouver sa place.
Média secondaire

Le vélo

Lorsque l’adolescente a été placée en foyer éducatif j’ai tenu à ce que nous préservions son espace de psychothérapie malgré son changement de secteur géographique. Les éducateurs et les éducatrices se sont relayé.e.s pour la véhiculer jusqu’à son lieu de soin, en faisant des pas de côté par rapport au cadre habituel. Comme je les en remercie. Je n’ai moi-même pas tenu compte de la question du secteur, qui prise au pied de la lettre, aurait de nouveau exposé la jeune à une rupture de lien. Même en ne travaillant pas dans la même institution, ensemble nous avons créé un projet individualisé qui parie sur la force du lien et celle du transfert. 

Ils étaient si démunis de voir cette jeune si souriante, blagueuse, se mutiler le soir dans sa chambre où elle ressentait alors un désir de mort parfois irrépressible. Plutôt que ces entames corporelles parfois profondes, j’ai soutenu son travail d’écriture. Plutôt que de marquer sur son corps la douleur, elle en a fait alors le récit. Elle est venue avec ses copies doubles et des écrits auxquels j’ai donné toute leur valeur. Elle a trouvé en prenant appui sur son travail de psychothérapie, la possibilité d’inscrire sa douleur d’être ailleurs que sur son corps, en la projetant sur ces feuilles à petits carreaux.

Il y a eu l’histoire du vélo. Au début il était difficile pour l’équipe du foyer d’accepter qu’elle s’approprie la bicyclette dans un espace de vie collectif. Ils n’ont pas compris pourquoi elle se mettait à ce point en colère lorsque le réglage du guidon et de la selle avait été modifié.

Ils m’ont invitée à une réunion de synthèse. Il faut s’autoriser ces temps hors de notre cadre habituel, auprès de d’autres institutions, lorsque cela aide à un éclairage de la situation. Au début je peux tout de même dire que j’ai reçu beaucoup de remarques virulentes. Des airs blasés, de l’agressivité… du genre : « encore une psy à l’Ouest » là où je voulais mettre en exergue ce qui faisait boussole pour cette jeune. J’ai soutenu que tout le sens de notre travail est ici. Quelles que soient nos fonctions. Celui d’accueillir chaque jeune dans sa singularité, afin de lui offrir la dignité d’un projet individualisé. Pas facile bien sûr lorsque le jeune est dans une collectivité. L’équipe du foyer a compris que ce vélo donnait une consistance et des contours à ce corps dont elle ne sait d’ailleurs pas vraiment si elle le voudrait féminin ou masculin. Ils ont même consenti à lui acheter un vélo. Elle l’a aussitôt baptisé d’un prénom auguste, pour dire tout le précieux de cet objet qui lui donnait un axe. 

Fugueuse, dépensière, suicidaire

On la disait fugueuse, mais j’ai toujours vu dans ses déplacements une cartographie de son lien social, qu’elle poursuit encore aujourd’hui. De villes en villes elle rend visite à des amoureuses ou des ami.e.s, mais aussi à des adultes qui ont compté pour elle.

On la disait trop dépensière, achetant des vêtements de marque avec des logos très visibles. J’ai dit comme ces vêtements lui donnaient un habillage imaginaire et un peu plus de brillant à son être dévalorisé. Peu à peu ce corps qu’elle marquait d’entames profondes a été un peu plus investi. Des teintures de cheveux colorées, un nouveau look…

Au cours de son travail de psychothérapie elle a pu peu à peu s’inscrire dans une histoire et une filiation affective. Elle a pleuré en me montrant l’album réalisé par des professionnel.le.s de la pouponnière où on l’avait recueillie bébé. J’ai senti aussi beaucoup d’émotion en voyant ce bébé et ces grands yeux tristes qu’elle avait déjà à 2 ans. Elle m’a partagé les photos de ses familles d’accueil. Puis de celle qui un jour l’a adoptée, puis abandonnée après un drame familial. 

Quand les idées suicidaires ont pris trop de place c’est toujours auprès de moi qu’elle a formulé une demande d’hospitalisation afin d’être protégée de cette pulsion de mort déchaînée. Il fallait l’accueillir sans délai dans ces instants-là. Les hospitalisations ont toujours été courtes, car très vite l’enveloppe contenante de l’institution l’a suffisamment rassurée pour qu’elle retourne à ses trajets vélo et à sa vie en foyer. 

À ses 18 ans je lui ai offert un petit porte-clefs qui puisse être amarré à sa ceinture lors de ses pérégrinations. Qui sait, pour y accrocher peut-être les clefs d’un « chez-soi » un jour. J’ai vu dans ce petit objet aux allures de mousqueton un arrimage symbolique, et certainement mes projections un jour d’un peu plus d’apaisement pour elle. L’équipe du foyer l’a célébrée. Ils lui ont dit l’importance de son existence qu’elle remettait si souvent en question. Elle a eu d’autre cadeaux. Des clins d’œil toujours. 

Le cadre du contrat jeune majeur qui lui a été proposé n’a pas été tenu. Elle a d’ailleurs de nouveau été hospitalisée, s’identifiant à ce moment-là à une « moins que rien » dans un vécu de « laisser tomber » qui résonnait avec son histoire.

Elle a voulu me dire au revoir – ou plutôt « à bientôt »- et m’annoncer qu’elle partait rechercher sa famille biologique dans une ville lointaine. Elle y est allée sans son précieux son vélo qui avait été volé. Sans aucun argent en poche, elle est partie avec son grand sourire aux lèvres. 

Je n’ai plus eu de nouvelles, et puis cet été j’ai reçu un mail de sa part sur ma boîte professionnelle, me disant qu’elle était à la rue et qu’elle savait, la date anniversaire de son drame familial arrivant, que les idées suicidaires allaient surgir de nouveau. La jeune femme m’a demandée de l’aide pour être hospitalisée. Elle m’a expliquée que ses larmes l’empêcheraient d’expliquer sa venue aux urgences, en ajoutant : « d’habitude, il y avait toujours toi ou les éduc’ ». Après un échange téléphonique j’ai préparé un courrier, envoyé sur son mail, à présenter aux urgences de la ville où elle se trouvait. 

Elle a été hospitalisée.

Personne de confiance

J’ai reçu un message de sa part à sa sortie pour me dire qu’elle allait mieux, mais qu’elle était de nouveau à la rue. Aidée de mes formidables collègues assistantes sociales du réseau, j’ai obtenu de nombreuses adresses pour la guider vers des lieux d’hébergement d’urgence. C’est important d’avoir des partenaires réseaux de qualité. 

Une collègue psychologue m’a dit : « c’est fou qu’elle t’adresse tout cela à toi ».

Je n’ai pas trouvé cela fou, mais bien au contraire si pertinent de la part de cette jeune de croire en la force de la parole, de ne plus être dans le passage à l’acte et de parvenir à anticiper les risques qu’elle se blesse, en demandant une hospitalisation. C’est aussi ce que l’on nomme le transfert, cette accroche qui se produit dans nos rencontres avec des jeunes si sensibles à la question du lien et du regard que l’on porte sur eux. Il est vrai que souvent, les patients à l’hôpital, et particulièrement ceux qui ont un rapport au monde singulier, du côté d’un refus du prêt à porter et du sur-mesure, sont les champion.ne.s des dires déposés dans les « dits mauvais endroits ». Ainsi on adresse à une assistante sociale ou une psychologue une demande de réajustement de traitement, ou à un.e infirmier.e une aide pour le logement, et on parlera au médecin de la pluie et du beau temps…

La jeune femme m’a dit qu’elle reviendrait peut-être bientôt dans le département où je travaille, et qu’elle passerait volontiers me dire bonjour. Elle n’a plus tout à fait l’âge, mais cela n’aurait aucun sens de lui refuser cet espace interstitiel d’une rencontre informelle, dans ce lieu où elle a déposé ses bagages. Elle a aussi repris contact avec une cheffe de service éducatif qui lui avait dit de ne pas hésiter à lui donner des nouvelles et à la recontacter, même si le contrat jeune majeur n’avait pu aboutir. 

Cette jeune femme nous montre la force des liens, qui assurent les fondations qui permettent de croire en un devenir. Elle croit en la parole désormais, comme un dernier recours, pour éviter le pire. Désormais elle ne pense plus d’abord aux lames de rasoir pour taillader ses bras -ni au suicide, comme une sortie de scène irréversible -mais à la possibilité d’une autre écriture de soi, dans un lieu de soin, qui l’accueillera lorsque son accroche à la vie devient trop précaire. 

J’ai reçu un message de sa part la semaine dernière, m’annonçant qu’elle était de nouveau hospitalisée à sa demande. Sur le mail elle m’a écrit au sujet de son dossier d’admission : « je voulais te demander, est-ce que ça te dérangerait si je te mets en « personne de confiance » ? »