LA MÉDIATHÈQUE ÉDUC’ACTIVE DES CEMÉA

Il faut qu’il y ait un espace pour mettre de la pensée Deligny dans sa pratique 

Rencontre avec Quentin Culdaut pour évoquer ce qu’il a tissé, dans sa pratique d'éducateur, avec les tentatives de Fernand Deligny. Propos recueillis par Amaury Dupont.
Quentin Culdaut est éducateur spécialisé à Saint Brieuc. Il travaille dans une MECS, à L’Envol une association historique de protection de l’enfance dans les Côtes-d’Armor.
Média secondaire

Peux-tu nous parler de ta découverte des écrits de Deligny ?

Je viens de l’animation. J’étais à Lille dans le milieu de l’éducation nouvelle et des pédagogies active. J’ai rencontré Deligny un peu comme tout le monde avec Graine de crapule. Je travaillais à ce moment-là comme directeur d’un accueil de loisir à Tourcoing. On avait monté un projet pour accueillir plusieurs gamins qui venaient d’un foyer de la protection de l’enfance et moi j’avais été émerveillé par ces enfants qui avaient un rapport à l’adulte, au cadre, à l’institution différent des autres. Étant déjà un pratiquant des méthodes d'éducation active, j’avais mis des choses en place sur des questions d’autonomie, qu’ils avaient investies. Graine de crapule a été un appui : tu y retrouves les réflexions d’un éducateur sur le cadre, les normes, l’autorité, la réalité du métier, ce que c’est qu’être un adulte avec des enfants.

 

J’imagine tout ce qui devrait traîner dans un centre pour que tous les troubles du caractère trouvent épouses à leur gré.

Fernand Deligny, Les vagabonds efficaces.

 

Ensuite, j’ai fait des études pour devenir éducateur, et en même temps je lisais Les vagabonds efficaces et les textes autours de la Grande Cordée. La période où il est directeur pédagogique du centre d’observation et de triage à Lille est le moment que je préfère de la vie de Deligny. C'est celle qui m’a le plus inspiré, au jour le jour, dans l’éducation spécialisée. Il accueille des gamins qui relèveraient de la protection de l’enfance ou de la PJJ aujourd’hui, un peu le tout-venant des enfants dont la société ne savait pas quoi faire. Il va mettre en place, alors qu’on parle d’une époque où les bagnes d’enfants existent encore, quelque chose de révolutionnaire : un centre ouvert où l’enfant et l’adolescent sont mis en mouvement à travers une activité potentiellement émancipatrice. Il y a également une réflexion politique sur l’éducation des enfants du prolétariat et sur le refus d’appliquer, sur eux, une normativité bourgeoise. Il a une vraie vision de ce qu’il veut faire avec eux. Comment l’environnement, le milieu, peut les aider ? Comment on fait, en tant qu’éducateur, société avec eux ?

Mon premier boulot après ma formation ça a été en ITEP (Institut Thérapeutique Éducatif et Pédagogique), lieu où se retrouve, en quelque sorte, tous les jeunes qui ont fait péter les cadres ailleurs et qui sont là, un peu, en dernier recours. A l’époque on écrivait le projet de service et un truc que m’a inspiré Deligny c’est de placer l'idée d’apprentissages réels : que ce soit autour du jardinage, du bricolage etc. L’idée était que certains de ces jeunes accueillis en ITEP n’étaient pas voués, dans notre système, à trouver du boulot, à réussir sur le marché du travail, mais plutôt à finir en institution spécialisée ou à vivre avec des aides financières, souvent isolés socialement. J'avais cette idée, qu'en mettant en place certains ateliers, ils pourraient trouver dans leurs vies une place dans des communautés en étant bénévole dans une association ou en rejoignant des groupes autonomes ou je ne sais quoi. Qu’ils soient en capacité de participer et d'aider. Là où avant, le projet de service était quelque chose de très classique : inclusion à l’école 1h ou 2 par semaine, pouvoir s’intégrer à la société etc., ce qui était irréaliste pour la plupart d’entre eux.

Comment as-tu investi la pensée de Deligny dans ta pratique de terrain, en tant qu’éducateur ?

Je dirai, pour être passé dans beaucoup d’institutions, que ce n’est pas possible partout. Il faut qu’il y ait un espace pour mettre de la pensée Deligny dans sa pratique. Je suis très attentif, maintenant, à ce que font les institutions et qui sont les personnes qui gravitent autour des services et des institutions. Par exemple, là où je travaille aujourd’hui, j’ai cette liberté, dans ma relation avec les enfants, de pouvoir amener des choses, du matériel (caméras, etc.), d’acheter de quoi faire des activités et pouvoir le laisser aux enfants. Pouvoir laisser des outils aux enfant en libre-service et à partir de là, créer des moments qui sont d’éducation nouvelle ou de pédagogie active : partir de l’enfant et, ensemble, construire, je ne sais pas, un château fort en carton ou commencer à faire un film, une musique…

Il n’y a pas de méthode Deligny ou de choses à appliquer mais il y a une sorte de « laisser-faire », une manière de partir du réel, de ce qui se passe devant soi pour créer quelque chose. Il y a cette idée chez Deligny de partir du vécu : un enfant dessine quelque chose et on part de là pour créer une histoire, une animation. On part de la motivation de l’enfant et cela nous amène à vivre quelque chose ensemble.

Je pense qu’à petite échelle, il y a moyen de s’inspirer de Deligny. Il faut avoir des collègues un peu ouverts d’esprit. Mon rapport aux enfants pose parfois des questions dans les équipes, je pense que c'est le cas de beaucoup de personnes proches de l'éducation nouvelle. Je ne suis pas quelqu’un qui va beaucoup recadrer, je vais plutôt accompagner les choses et laisser faire les enfants, sans qu’ils se mettent en danger. Il faut avoir un petit bagage pour en discuter avec les collègues.

Quels sont les idées de Deligny qui t’orientent dans ta pratique éducative ?

Il y a un truc que j’essaye de m’appliquer à toujours faire, et il en parle beaucoup dans Les vagabonds efficaces, c’est d’avoir un rapport à la morale qui ne soit pas de l’ordre de la domination. Très pratiquement, il raconte qu’au sein du centre il interdit le chantage moral (si tu fais ça, tu auras le droit à ça…). Moi, j’essaye de bannir cela de ma pratique avec les enfants. Parce que, quand on joue à ça, ça pousse les enfants à reproduire : je fais quelque chose, qu’est-ce que j’ai en contrepartie ? Alors qu’on arrive à des relations bien plus intéressantes quand on vit avec eux, qu’on est un individu qui interagit avec d’autres individus, tout en gardant sa place d’adulte et ses responsabilités. J’essaye de faire en sorte, au jour le jour, de ne pas toujours être l’adulte sachant et l’enfant qui devrait apprendre tout de moi.

Il y a aussi une vision de l’environnement : il y a des choses qui traînent dans le foyer, on laisse même exprès des cartons, du bois, du tissu. Si un enfant s’en saisit, commence à faire quelque chose et nous demande de la peinture, nous demande de la colle, on fait avec lui, où il fait tout seul selon son envie. On laisse les choses se passer quand elles doivent se passer.

Ce qu’apporte Deligny dans l’ensemble de son œuvre, c’est une vision humaniste de l’individu. Peu importe qui il a en face de lui, il fait avec, même si c’est un enfant mutique qui est dans un monde sensible différent du nôtre. Il part toujours de l’autre et pas de l’adulte référent, de l'institution ou de la société. Ce que j’aime chez lui, c’est qu’il décomplexe la pédagogie active. On pourrait avoir l’impression que c’est beaucoup de méthodes, d’outils à mettre en place. Avec Deligny on est dans le présent : une idée émerge et on se met en mouvement.