LA MÉDIATHÈQUE ÉDUC’ACTIVE DES CEMÉA

"L'enseignement de l'histoire est toujours au coeur des attaques contre l'école publique"

Grégory Chambat est militant syndical et pédagogique et professeur d'histoire. Il a notamment publié plusieurs ouvrages, notamment Quand l’extrême droite rêve de faire école, une bataille culturelle et sociale, éditions du Croquant (2024).
Média secondaire

Ven : Pour les partis politiques d’extrême droite, l’école actuelle est en plein déclin, « le niveau baisse ». Qui en serait responsable ? Quelles politiques mettent-ils en avant pour y remédier ?

Grégory Chambat : L’extrême droite met en avant une décadence généralisée de la civilisation, de la culture et donc de l’école qui participerait à cet effondrement de la société. C’est un des fondamentaux de son programme ainsi que de son projet social et politique depuis 150 ans, qui s’appuie sur la logique des boucs émissaires. Parmi ceux-ci, on trouve les immigrés, qui seraient accueillis en trop grand nombre et dont les enfants seraient prétendument responsables du faible niveau de l’école française, selon les enquêtes internationales. De même, la présence des pauvres et des enfants handicapés à l’école est questionnée par l’extrême droite, remettant en cause le droit à l’éducation qui, depuis le Front Populaire, concerne tous les enfants présents sur le sol français, sans exception. Sociologues, pédagogues et syndicalistes sont aussi des cibles privilégiées de l’extrême droite. Ne se satisfaisant pas de l’institution scolaire telle qu’elle est, ces derniers et dernières veulent la transformer dans une perspective émancipatrice et démocratique, plus juste socialement or, pour les défenseurs de l’élitisme, du contrôle et de la soumission de la jeunesse, c’est insupportable. Déjà, dans les années 30, Célestin Freinet avait été victime des attaques de l’Action française. Cette haine contre le prétendu laxisme de l’école continue d’infuser dans la société autour du fameux « débat républicain ».

Comment passer du roman national à une histoire qui fasse leur place à la diversité, aux conflits et à l'invisibilisation de l'origine ethnique, de la classe et du genre ?

Ven : Si l’on s’intéresse à une discipline en particulier, l’histoire et son enseignement ont toujours été instrumentalisés. À quand remonte cette discipline et à quelles dérives a-t-elle donné lieu ? 

G.C. : D’abord, il a fallu que l’histoire se constitue en discipline scientifique pour qu’au XIXe siècle on puisse envisager de la transmettre à l’école. Elle y prendra une place centrale comme socle de la nation, en particulier avec Jules Ferry. Après la défaite de 1870 face à la Prusse, il revient à l’école d’exalter le sentiment patriotique, de former de jeunes garçons et filles à une future guerre de reconquête. C’est donc une histoire (mais aussi une géographie) nationale, nationaliste et colonialiste qui est alors enseignée, comme dans le manuel d’histoire d’Ernest Lavisse qui a construit le « récit national » dans toutes les écoles jusque dans les années 50. Ce que l’historienne Suzanne Citron1 nomme « le catéchisme d’une religion de la France ». L’histoire doit être mise au service de la République, encore fragile et menacée par les forces réactionnaires, catholiques et contre-révolutionnaires. Elle est alors celle des grands hommes, des rois et d’une succession de batailles. Elle avance vers la IIIe République, qu’il s’agit de célébrer en montrant un pays unifié, qui rayonne désormais à travers le monde, ce qui justifie la colonisation au passage.

Les Freinet écrivaient que "la démocratie de demain se prépare dans l'école d'aujourd'hui".

Ven : Selon vous, l’enseignement de l’histoire est-il forcément idéologique ? Pourrait-il être neutre ? 

G.C. : Sélectionner des périodes, des angles, une méthodologie qui ne s’appuie que sur des traces écrites par exemple, pour fabriquer les programmes et les manuels, c’est un choix idéologique. Irène Pereira2 montre que la neutralité est inscrite dans le code de l’éducation en France alors qu’au Brésil, la constitution de 1985 promeut le pluralisme des conceptions pédagogiques comme un acquis de la lutte contre la dictature militaire. 

Pour Paolo Freire3, la neutralité de l’enseignement est une illusion, toute action éducative portant un projet politique. Se prétendre neutre consisterait à se ranger du côté de l’oppresseur en ne dénonçant pas le racisme ni le colonialisme. Pour l’extrême droite, qui voudrait bâillonner toute pensée critique, ces questions politiques et sociales n’ont pas à être traitées en classe.

Ven : Les partis d’extrême droite au pouvoir révisent le fameux « roman national ». En quoi est-ce un levier important pour inculquer leurs idées chez les futur·es citoyen·nes et donc au sein de la société ? 

G.C. : À travers l’école se joue une bataille culturelle idéologique qui vise aussi la conquête du pouvoir. Si l’enseignement à la vie relationnelle affective et sexuelle est aujourd’hui un des champs d’intervention privilégié du parti Reconquête d’Éric Zemmour et de son réseau de « parents vigilants », l’enseignement de l’histoire est toujours au cœur des attaques contre l’école publique. C’est la même logique qu’au Brésil avec Jair Bolsonaro, ou en Hongrie avec Viktor Orban, il s’agit de purger l’éducation de ses éléments contestataires, de contrôler les personnels, et d’imposer des programmes et des manuels officiels pour laisser place au roman national. Les Freinet écrivaient que « la démocratie de demain se prépare dans l’école d’au- jourd’hui. » Il faut donc notamment s’inquiéter de l’inflation de sujets en lien avec l’armée proposés depuis quelques années au brevet des collèges.

Les enfants se construisent et s'approprient "leur" histoire à partir de leur vécu, de leur quartier, de leur famille et de leurs connaissances.

Ven : Comment permettre l’appropriation de leur histoire par les enfants ? 

G.C. : Suzanne Citron a beaucoup travaillé cette question : comment passer du roman national à une histoire qui fasse leur place à la diversité, à la complexité, aux conflits et à l’invisibilisation de l’origine ethnique, de la classe et du genre. Il y a quelques années, j’ai étudié avec mes élèves l’affiche du film Le Petit Nicolas, qui représente une photo de classe dans les années 50. Je voulais qu’ils et elles repèrent ce qui différenciait cette école de celle d’aujourd’hui, à savoir la mixité (il n’y avait que des garçons). Mais mes élèves ont répondu « Il n’y a que des blancs »... ce que je n’avais pas remarqué ! Dans son ouvrage Des élèves à la conquête du passé - Faire de l’histoire à l’école primaire, Magali Jacquemin explique comment, à travers des pratiques Freinet comme la classe-promenade, le Quoi d’neuf et surtout à partir d’une auto documentation, elle suscite des questionnements pour que les enfants construisent et s’approprient « leur » histoire à partir de leur vécu, de leur quartier, de leur famille et de leurs connaissances. L’objectif est aussi de ne pas s’enfermer dans cette seule identité en travaillant, grâce à l’apport de l’enseignante, des liens entre générations et pays. Mais il est difficile de proposer une autre approche de l’histoire que celle des programmes. C’est un vrai combat, celui de deux conceptions de l’éducation qui s’opposent et sont irréconciliables.


1. Suzanne Citron, Le Mythe national – L’histoire de France revisitée, Éditions de l’Atelier – Les Éditions ouvrières, 2017 

2. Irène Pereira, Philosophie critique en éducation, Lambert-Lucas, Didac-Philo, 2018, p. 190 

3. Paolo Freire (1921-1997), pédagogue brésilien penseur de l’éducation pour l'émancipation

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