LA MÉDIATHÈQUE ÉDUC’ACTIVE DES CEMÉA

Dans l'écosystème des rivalités de quartier

Entretien avec Marwan Mohammed, sociologue et auteur de "Y'a embrouille". Il analyse le phénomène des rivalités de bandes dans les quartiers.
Média secondaire

Ven : D’où vient votre intérêt pour les phénomènes de délinquance dans les quartiers ? 

Marwan Mohammed : Déjà, mon expérience personnelle m’a amené à être en proximité avec ces phénomènes. J’ai grandi dans le Val-de-Marne où ces sujets étaient extrêmement prégnants. Pour l’anecdote, quand je suis arrivé à Villiers-sur-Marne, en venant de Paris, j’avais 13 ans et la première chose que mes premiers copains m’ont dite, c’est de ne pas aller dans la ville voisine alors que je n’y connaissais personne. Puis, très vite mes activités associatives et professionnelles m’ont conduit à l’encadrement des adolescents. Dans les collèges comme surveillant, dans l’éducation populaire au sein de la maison de quartier. Donc ce fut d’abord un sujet de préoccupation, puis d’action avant de se transformer en problématique durant mon année de licence de sociologie. Les questions biographiques sont devenues des questions scientifiques. Les domaines que j’ai essayé de traiter au niveau académique viennent de questions et d’étonnements qui se sont construits en amont, dans ma vie personnelle ou professionnelle. Ce qui est assez commun.

 

Ven : Pourquoi le choix de commencer le livre « Y a embrouille » par le compte rendu précis d’un fait divers ? 

M.M. : J’avais l’idée d’un ouvrage qui ne s’adresse pas seulement à quelques spécialistes mais aussi à un public plus large qui souhaite comprendre ou agir. Ce phénomène d’“embrouilles” dans les quartiers n’est pas connu et maîtrisé par tout le monde et il m’a semblé important d’incarner cette réalité. J’ai fait le choix de restituer les éléments d’un dossier de procédure pénale pour permettre à chacun d’avoir une approche sensible et concrète du sujet et non pas abstraite et médiatique.

On peut lire dans Le Petit Journal en 1907 que la délinquance juvénile est « toujours plus violente, plus nombreuse, plus précoce ». Si cette thèse était validée, les rivalités de quartier opposeraient aujourd’hui les crèches.

Ven : « Toujours plus jeunes, toujours plus violents » : le refrain colporté par les médias a-t-il une part de vérité ? 

M.M. : Cette petite musique est déjà présente dans la presse depuis la fin du XIXe siècle et revient à intervalles réguliers. On peut lire dans le Petit Journal en 1907 que la délinquance juvénile est « toujours plus violente, plus nombreuse, plus précoce ». Si cette thèse était validée, les rivalités de quartier opposeraient aujourd’hui les crèches. Il faut différencier la réalité telle que l’on peut l’enregistrer, la capter et la construction d’un récit et d’un narratif mobilisant un vocabulaire sensationnaliste et décadentiste, qui vise à imposer la vision d’une société beaucoup plus violente qu’elle ne l’est réellement. Ce qui ne veut pas dire que rien ne change. Les formes et le niveau de violence varient selon les moments de l’histoire, le contexte social et en fonction des territoires. La France n’est pas un village et les différences d’exposition à la violence entre, et à l’intérieur des territoires sont importantes. Et puis, il y a la difficulté de mesurer sérieusement ces comportements et leurs évolutions dans le temps. C’est un peu moins vrai pour les violences criminelles, notamment les violences mortelles, parce qu’on a alors des corps. Mais sur la question des violences physiques de basse et moyenne intensité, les violences verbales ou psychologiques, il y a matière à discussion. Qu’est-ce qu’on enregistre en terme de violences, avec les statistiques pénales ? Seulement une portion des comportements, qu’il faut lire en premier lieu comme un reflet de l’organisation du contrôle social et des surveillances, de ce qui est dénoncé, de ce qui est cherché et de ce qui arrive dans les commissariats, les brigades de gendarmerie et les tribunaux ? Sur la question des homicides commis par les jeunes, le chiffre des condamnations est plutôt stable depuis 2016 et tourne entre 80 et 90 par an. Chiffre qui inclut également les tentatives qui sont jugées de la même façon même s’il n’y a pas de mort. La part des mineurs parmi les condamnés pour homicide est de 7% sur la pé- riode 2001-2021. Ce qui augmente assez significativement récemment, ce sont les mises en cause pour tentative d’homicide. Une augmentation qui tient beaucoup aux stratégies de qualification pénale. Par exemple, les violences graves liées aux rivalités de quartier sont systématiquement criminalisées, ce qui était moins le cas auparavant.

 

Ven : D'où vient alors ce sentiment qui mont chez les professionnels qui encadrent ces jeunes, particulièrement dans les milieux populaires, que c'est plus difficile qu'avant ?

M.M. : D’abord, les conditions de travail, les moyens et le statut de ces professionnels ont négativement évolué ces dernières décennies. D’autre part, on leur demande souvent l’impossible : il est attendu qu’ils préviennent la délinquance, luttent contre l’échec scolaire, jugulent la colère sociale, améliorent le quotidien et la situation de générations entières comme s’ils en avaient les moyens.

Ce manque de reconnaissance, voire ce dénigrement, est usant à la longue. Ensuite, la situation économique et politique s’est considérablement dégradée, le travail est plus difficile, d’autant que le temps pour l’exercer s’est réduit à mesure que les écrans imposaient leur présence dans la vie quotidienne des adolescents. Enfin, le rapport à la violence a considérablement changé, y compris pour ces professionnels qui n’ont pas toujours le recul et la réflexivité pour penser à la fois leur réalité et les évolutions globales. Tout ceci contribue à installer et pérenniser une forme de fatalisme pessimiste. Par ailleurs, parfois ces professionnels ont raison. Il y a des bouts du territoire national dans lesquels l’évolution des violences est inquiétante. À Marseille par exemple, si les règlements de compte ne sont pas nouveaux, il y a un rajeunissement des auteurs et des victimes qui interroge. Certains territoires vivent des turbulences qui ne sont pas nécessairement représentatives mais qu’il faut savoir prendre au sérieux. Concernant le sujet de mon dernier livre, j’explique que les rivalités de quartier sont difficilement quantifiables. Il y a des lieux où la situation s’est améliorée, d’autres où elle est apparue. Ce qui est nouveau et anxiogène, c’est le traitement qu’en font certains médias et la visibilité de ces violences sur les réseaux sociaux.

Le nombre de rivalités de quartier est relativement stable. Ce qui est nouveau et anxiogène, c’est le traitement qu’en font certains médias et la visibilité de ces violences sur les réseaux sociaux.

Ven : Qu’est-ce qui caractérise les formes actuelles des violences que vous avez étudiées ? 

M.M. : J’ai principalement étudié les rivalités de quartier dans des métropoles et agglomérations urbaines, or cette violence existe aussi à la campagne et dans le périurbain. C’est un phénomène avec un ancrage populaire, impliquant une population plus défavorisée, que les quartiers soient ou non classés en politique de la ville. C’est une certaine continuité des motifs, des enjeux, des modes opératoires et du profil des acteurs, qui caractérise ce phénomène, indépendamment de la manière dont le politique et les médias s’en saisissent. Ce qui change fondamentalement c’est l’irruption du numérique. Des embrouilles naissent ou se développent en ligne, la possibilité de filmer et de diffuser des images en temps quasi-réel sur les réseaux sociaux change la donne. Pour le grand public, cette violence spectaculaire est virale et accessible. Les auteurs de violence utilisent directement les réseaux pour valoriser leurs actions et montrer à quel point ils sont forts et dangereux. L’espace des réputations liées aux embrouilles est en partie digital aujourd’hui. Donc, même si les origines et la logique des affrontements sont les mêmes, tout est plus visible et va beaucoup plus vite que par le passé.

Ce n’est pas la même chose d’apprendre un fait divers par son voisin ou même dans la presse que de voir arriver les sons et les images, souvent spectaculaires, directement dans sa poche.

Ven : Quel est le lien de cette délinquance avec l’exclusion sociale et l’échec scolaire ? 

M.M. : Quand on examine de près les rivalités de quartier, outre l’endroit où elles se déroulent, on constate différents profils parmi les acteurs de l’embrouille. Le premier cercle de ceux qui sont impliqués directement dans les affrontements est constitué majoritairement de mineurs, des garçons qui sont en échec scolaire. Un échec souvent précoce, ce qui me fait dire qu’il s’agit moins de décrocheurs que de non-accrocheurs : on ne tombe pas d’une branche sur laquelle on n’a pas grimpé ! Un échec à l’école qui provoque à la fois un déclassement scolaire mais également un déclassement familial, tant les attentes scolaires sont importantes pour les familles. Cela les prive de la valorisation des adultes, de la narcissisation et de la reconnaissance qui vont avec, essentielles pour se construire à cet âge. Si un certain nombre de ces jeunes va forger son estime de soi dans le sport, la culture, la religion, les jeux vidéo, etc., qu’est-ce qu’il reste pour ceux qui n’ont ni appétence ni compétence dans ces domaines ? La bande, la rue et les embrouilles qui vont avec, apparaissent comme des recours significatifs, des ressorts de gratification extrêmement puissants, même si ça ne dure qu’un temps. Dans la scène d’affrontement, on retrouve également un deuxième cercle plus disparate en termes de profil, composé aussi de garçons, certains qui réussissent à l’école. S’ils participent aux embrouilles, c’est avant tout par loyauté par exemple envers des amis ou des membres de leur famille. Le troisième cercle renvoie à ce que j’appelle l’écosystème des em- brouilles de quartier, dans lequel on retrouve des filles comme des garçons, qui ne se battent pas, des profils sociaux et scolaires mixtes. Dans cet écosystème, il y a celles et ceux qui modèrent, informent, incitent, protègent, commentent, renseignent, etc. sans participer aux affrontements. Certains tentent de les prévenir et beaucoup alimentent les rivalités et participent à les faire perdurer.

La bande, la rue et les embrouilles qui vont avec, apparaissent comme des recours significatifs, des ressorts de gratification extrêmement puissants, même si ça ne dure qu’un temps.

Ven: Quels leviers existe-t-il pour les actrices et acteurs de terrain qui interviennent quotidiennement auprès de ces jeunes ? 

M.M. : D’abord, il faut rappeler qu’il existe des expériences ou des associations, des habitants et des professionnels qui sont parvenus à pacifier les relations entre des quartiers en “guerre” depuis des décennies. Il faut donc se garder d’une posture fataliste qu’on retrouve dans beaucoup de territoires au prétexte que « ça a toujours existé ». La rivalité de quartier est un phénomène réversible. Ce fatalisme a un effet performatif et contribue à sa propre confirmation : si on pense que ça ne changera pas ou que ça a toujours existé, on ne se mobilise pas et au final, les violences se perpétuent. L’attitude majoritaire face aux rivalités de quartier c’est la gestion de l’urgence. Les acteurs se mobilisent en période de tension, ce qui donne des résultats à court terme, puis ils se démobilisent et les problèmes finissent par revenir. Ce sont les stratégies de long terme qui fonctionnent le mieux, celles qui s’appuient sur un certain nombre de principes d’action : la formation des acteurs qui, soit ne connaissent pas le territoire parce qu’il y a beaucoup de turn-over, soit ne connaissent pas le phénomène des rivalités de quartier en profondeur, soit pensent le connaître par cœur et cessent de le penser. Une autre règle essentielle est de travailler réellement en partenariat avec ceux qui sont en mesure d’intervenir auprès de ces jeunes concernés par ces rivalités. Ce qui implique souvent de travailler les embrouilles entre professionnels, directions, services, élus, villes, etc. Ce qui est souvent loin d’être évident. Une fois qu’une communauté d’acteurs existe, il s’agit de construire un programme d’action durable, pluriannuel. Ce programme implique souvent de distinguer des temporalités d’action : la gestion de l’urgence pour refroidir une situation n’implique pas nécessairement les mêmes personnes ni les mêmes ressorts qu’un travail de déconstruction à long terme du virilisme ou du « nationalisme de cage d’escalier » comme l’appelle l’anthropologue David Lepoutre.

On doit [...] développer des stratégies réfléchies sur le long terme car cette forme de violence produit des effets visibles et invisibles considérables sur les territoires, les familles, les jeunes, les professionnels et sur le fonctionnement des institutions.

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