LA MÉDIATHÈQUE ÉDUC’ACTIVE DES CEMÉA

Le Camp des Milles, un Site-Mémoire pour éduquer

Publié le 24/11/2025 sur Yakamédia. Article original paru dans la revue VEN n°599, octobre-décembre 2025, dans la rubrique "Grand entretien".
À Aix-en-Provence, le Camp des Milles fournit des clés de compréhension pour alerter et réagir face aux crispations identitaires et aux extrémismes. Auprès de ses publics, il pratique une pédagogie du questionnement et des méthodes actives. Rencontre avec son directeur.
Média secondaire

Ven : Comment définiriez-vous le Camp des Milles ? 

Nicolas Sadoul : Le Camp des Milles est un objet original et à ce jour encore unique au monde. C’est l’histoire d’un lieu ordinaire – une usine de fabrication de tuiles et de briques – devenu un lieu extraordinaire entre 1939 et 1942 – sous seule autorité française – un camp d’internement, de transit, puis de déportation de 2 000 personnes juives, femmes, hommes et enfants, vers Auschwitz. Un lieu emblématique d’une période noire de l’histoire de France. Dans ce lieu mémoriel, les visiteurs découvrent comment des personnes internées puis déportées ont vécu, souffert et résisté. C’est le seul camp français encore intact et l’un des derniers en Europe. Un lieu avec un volet réflexif où l’on s’interroge sur les processus qui conduisent au pire. C’est aussi un lieu culturel et artistique avec la présence d’expositions, un organisme de formation professionnelle qui accueille et forme à la fois les enseignants, les forces de l’ordre mais aussi des magistrats, des hauts fonctionnaires ou encore des dirigeants d’associations ou des syndicalistes. Enfin, c’est une institution internationale puisque, avec Aix-Marseille Université, nous sommes porteurs d’une chaire internationale de l’Unesco « Éducation à la citoyenneté, sciences de l’Homme, convergence des mémoires ». Il est également très orienté vers les jeunesses qui représentent un peu plus de 50% de la fréquentation y compris celles qui ne sont pas scolarisées dans un cadre classique. 

Ven : Que permet la lecture du passé ? 

N.S. : La lecture du passé permet d’éclairer le présent, par un travail sur l’histoire. Un travail de mémoire qui résulte d’un travail scientifique. Dans les années 80, il était très difficile pour les rescapés de la Shoah de pouvoir témoigner de ce qu’ils considéraient comme indicible. La nécessité d’en parler était d’autant plus vive que les témoins étaient amenés à disparaître. Après le travail de Paxton* sur l’origine de Vichy, qui montre que le résistancialisme est un mythe, que la collaboration a existé et que tout cela est beaucoup plus complexe que tout ce qui a été dit au moment de la Libération, le devoir de mémoire évolue vers un travail de mémoire. Si la mémoire est une récit individuel basé sur les souvenirs et bien évidemment sur des faits vécus, le travail de mémoire vient l’objectiver au sens des sciences humaines et sociales. C’est important de l’évoquer au moment où il peut y avoir des confusions entre des polémistes qui convoquent une vision fantasmée de l’histoire pour pouvoir justifier des prises de position idéologiques. Le travail du scientifique en sciences humaines et sociales ne relève pas du tout du même registre.

Faire le pari de l’éducabilité de toutes et tous pour forger un “faire société” conforme aux idéaux républicains.

Ven : Pourquoi le Camp des Milles a-t-il développé un volet réflexif ? 

N.S. : Les concepteurs du site mémorial du Camp des Milles, au premier rang desquels Alain Chouraqui**, ont voulu répondre à la question du « comment plus jamais ça ? ». Dans les années 90 déjà, la résurgence des extrémismes dans notre pays et en Europe nécessitait de répondre à cette question. Le conseil scientifique du Camp des Milles a analysé l’engrenage génocidaire menant à la Shoah, puis s’est demandé si ces processus étaient seulement applicables à cette période ou s’ils étaient communs à d’autres génocides et moments, dans d’autres contextes historiques et géographiques. En convoquant non seulement l’histoire et les autres sciences humaines et sociales, les processus des quatre principaux génocides du XXe siècle ont été mis en exergue : le génocide arménien, le crime à caractère génocidaire des tsiganes, la Shoah et le génocide des Tutsis au Rwanda. Les engrenages pouvant altérer la société jusqu’au pire ont été modélisés pour montrer également qu’ils sont résistibles et peuvent être freinés à chacune de leurs étapes. Ce volet réflexif a vocation à pointer les engrenages individuels, institutionnels et collectifs mais surtout à transmettre des clés de compréhension pour une histoire utile au présent. 

Ven : Quels sont les écueils à éviter ? 

N.S. : Le premier écueil, du point de vue historique et mémoriel, serait de ne travailler que sur l’émotion des visiteurs. Cette émotion, seule, permet au mieux de susciter une ouverture intime mais peut quelques fois nourrir une forme de fatalisme, voire de désengagement. La question de l’empathie est sans doute l’une des clés pour lutter contre les tentatives de déshumanisation à l’œuvre dans tous les génocides. Il convient d’utiliser cette émotion mais dans une dimension qui doit être réobjectivée dans des dispositifs pédagogiques adaptés. Le deuxième écueil serait l’anachronisme, c’est-à-dire regarder l’histoire avec les lunettes du présent sans la recontextualiser et en traduire des leçons sans analyse exigeante et argumentée sur ce qui se passe aujourd’hui. Il convient de s’interdire d’avoir une vision mécaniste de l’histoire.

Susciter la curiosité et les questionnements, en partant des préoccupations des visiteurs en matière de xénophobie, racisme et antisémitisme pour déconstruire les préjugés menant à des discriminations et à des injustices.

Ven : Vous portez une pédagogie du questionnement, en quoi cela consiste-t-il ? 

N. S. : Le Camp des Milles s’inspire d’une démarche scientifique et des méthodes actives. Dans nos visites, ateliers et formations, nous essayons de favoriser l’implication des participants en utilisant des pédagogies différenciées selon l’âge et l’origine des publics, voire selon les objectifs qu’un groupe a déterminés au préalable. Il s’agit de susciter la curiosité et les questionnements en partant des préoccupations des visiteurs en matière de xénophobie, de racisme, de préjugés, de discriminations pour identifier les processus qui mènent à ces biais, à ces discriminations ainsi qu’à des injustices, et les déconstruire ensemble. C’est une approche pluridisciplinaire, non moralisante qui prend appui sur un socle scientifique solide et inspiré des valeurs républicaines et du respect des droits humains. Nous avons à cœur de transmettre des clés de compréhension pour permettre à chacun de conscientiser que l’histoire éclaire le présent. Il ne s’agit pas de dire comment les personnes doivent penser mais de jouer notre rôle de vigie, de lanceur d’alerte sur les risques qu’encourt la démocratie. 

Ven : Comment une société démocratique régulée par un État de droit peut-elle basculer dans une société qui institutionnalise la violence ? 

N. S. : La structuration de notre modélisation intergénocidaire et pluridisciplinaire montre qu’une société dans son état dit normal est appelée le terreau. Une société qui n’est pas en situation de crise, dans laquelle existent préjugés, tensions sociales, racisme, conflits, etc. et qui est régulée par un État de droit démocratique peut malgré tout, à l’occasion d’événements endogènes et exogènes, enclencher un processus qui la fera aller vers le pire. Nous avons identifié trois étapes. L’étape 1 consiste en l’émergence de l’extrémisme identitaire avec comme caractéristique principale qu’une minorité de la population est active tandis que la majorité demeure passive. L’étape 2 est celle dans laquelle la démocratie bascule vers l’autoritarisme et est divisée en deux séquences. La première est caractérisée par une perte de repères, un rejet des institutions et des élites, des radicalisations, du désordre et des agressions et un pouvoir débordé. La démocratie est sur une ligne de crête et peut basculer vers l’autoritarisme. La seconde est caractérisée par la fin de l’État de droit, par la force ou par les urnes, et des libertés, des médias contrôlés, une justice qui n’est plus indépendante, une recherche scientifique empêchée et des internements arbitraires. Les piliers de ce qui constitue l’État de droit démocratique sont altérés. À l’étape 3, le régime est hybride ou autoritaire avec la présence d’engrenages d’actions/réactions violentes, avec une extension des persécutions et des menaces contre toutes et tous. La propagande devient prégnante et les moyens de résistance deviennent beaucoup plus dangereux, mettant en cause sa propre sécurité physique.

La France se situe sur une ligne de crête et les risques d’aller vers le pire sont réels. Un constat qui ne se veut ni moralisateur, ni un prêt-à-penser mais donne à voir une histoire qui alerte quant au présent.

Ven : Que permet l’indice d’analyse et d’alarme républicaine et démocratique (AARD) ? Où se situe la France aujourd’hui ? 

N.S. : L’indice AARD, élaboré par l’équipe scientifique pluridisciplinaire de la Fondation du Camp des Milles à partir des paramètres du schéma récapitulatif précédent fondé sur l’expérience historique intergénocidaire, est le résultat de la combinaison de plusieurs indicateurs officiels déjà existants et statistiquement robustes. L’équipe de recherche a choisi des indicateurs de l’Insee, de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, de la Caisse nationale des allocations familiales. Solides et stables, ils s’articulent entre eux et permettent de produire l’AARD. Entre 1990 et 2025, cet indicateur annuel montre une multiplication par six des risques pour la démocratie. La France se situe sur une ligne de crête et les risques d’aller vers le pire sont réels. Un constat qui ne se veut ni moralisateur, ni un prêt-à-penser mais donne à voir une histoire qui alerte quant au présent. 

Ven : Comment résister au pire ? Quel rôle doit jouer la communauté éducative ? 

N.S. : Nous nous considérons comme des héritiers de la philosophie des Lumières et nous faisons le pari de l’éducabilité pour toutes et tous pour forger un vivre ensemble et un faire société conforme à nos idéaux républicains. Nous déployons une pédagogie de l’action. La sensibilisation, la formation, l’accueil, le travail en commun de l’ensemble des actrices et acteurs de la communauté éducative tout cela est fondamental pour susciter ensuite l’action dans a cité. Dans la modélisation que nous présentons à nos visiteurs, nous avons identifié des résistances possibles à chacune des étapes c’est-à-dire des actions individuelles ou collectives permettant de ralentir ces engrenages, voire de les stopper. Nos démonstrations s’appuient sur « des actes justes » en relayant des actions de personnes, qui ne sont pas des super héros mais qui à différents moments de l’histoire, notamment dans les quatre génocides, ont pu intervenir pour sauver des vies. Il nous importe aussi de cibler dans nos formations les personnes en situation d’autorité, hauts fonctionnaires, juges, magistrats, policiers, etc. car en période inquiétante pour la démocratie, un des enjeux est de montrer que dans l’histoire, les décisions prises ont des conséquences directes sur la protection des libertés, des droits individuels et des droits fondamentaux. C’est ça aussi résister au pire.

En tant qu’éducateurs, notre rôle est de faire prévaloir ce qui doit nous rassembler et, sans jamais se résigner, de repousser le poison de la division sociale et culturelle par l’éducation, l’art et la résistance contre toutes les barbaries.

Ven : Comment analysez-vous la situation à Gaza ? 

N.S. : Bien sûr que ces crimes commis au Moyen-Orient, tant pour ce qui concerne les personnes qui ont été assassinées lors du pogrom terroriste du 7 octobre 2023, pour les otages, que pour les milliers de personnes civiles injustement victimes d’une guerre atroce, doivent impérativement prendre fin. Mais en tant qu’institution scientifique, notre mission n’est pas de commenter l’actualité. Nous sommes là pour donner des clés de compréhension pluridisciplinaires sur les fonctionnements humains permanents qui peuvent mener au pire, des clés de lecture qui, en éclairant les citoyens, peuvent les engager à résister à ce qui aujourd’hui menace le respect des vies et des droits humains. En revanche, nous portons une alerte. Depuis le 7 octobre 2023, les actes antisémites en France ont explosé, + 300%. Pour quelle raison cet événement et la guerre qui s’en est suivie au Moyen-Orient ont pour conséquence que des citoyens français de confession juive soient attaqués physiquement et socialement en France ? Rien ne justifie cela. Dans l’histoire européenne, l’antisémitisme a toujours été un avertisseur d’incendie pour la démocratie. Face à cette situation absurde et dangereuse, pour conforter la lutte contre les racismes, l’antisémitisme, la xénophobie, nous avons monté le programme Mémoire et Fraternité qui réunit et fait dialoguer des leaders d’associations laïques de promotion de la paix et de l’humanisme (Les Guerrières de la Paix par exemple), des rabbins, des imâms, des prêtres et des pasteurs. En tant qu’éducateurs, notre rôle est de faire prévaloir ce qui doit nous rassembler et, sans jamais se résigner, de repousser le poison de la division sociale et culturelle par l’éducation, l’art et la résistance contre toutes les barbaries.


*L’historien américain Robert O. Paxton a renouvelé l’historiographie du régime de Vichy avec la publication de son livre La France de Vichy, 1940-1944 en 1972. Il a démythifié l’idée d’une France qui aurait résisté passivement et pointe la responsabilité du gouvernement français dans la collaboration. Il montre que Vichy était un régime à part entière, qui avait ses propres objectifs idéologiques et politiques, au-delà de la seule occupation allemande. 

**Alain Chouraqui, président de la Fondation, titulaire de la Chaire Unesco et directeur de recherche émérite au CNRS, auteur de l’ouvrage Le Vertige identitaire, Tirer les leçons de l’expérience collective : comment peut basculer une démocratie ?, Actes Sud, 2022.