Une colo c’est complexe

Entre ce qu’on s’imagine et ce qui se déroule il y a souvent un décalage, un écart à imputer à la grande incertitude de l’environnement. Dans un séjour de vacances, des aléas se mêlent du si parfait projet de fonctionnement concocté en réunion de préparation.
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Média secondaire
Inextricable écheveau de fils tissés à démêler, ceux des idées, des objectifs à décliner pour passer du général à l’opérationnel. Dans l’équipe de direction, il n’est pas toujours simple de s’y retrouver, statut, rôles et fonctions se mêlant allégrement au gré de l’ordinaire des jours pour déboucher sur des tâches repérées et multiples. l’animateur·rice peut s’y trouver perdu·e et c’est bien le collectif dont il est partie intégrante qui peut l’accompagner dans sa formation.
À l’occasion d’un récent séjour de vacances collectives, il m’est apparu opportun de constater des indices de ce qui joue à tel moment ou dans telle situation vécue, en prenant le point de vue du statut, à savoir la direction adjointe durant les quinze jours d’une colonie de vacances accueillant des enfants âgées de 4 à 14 ans. Cela se passe dans un petit village du département de Haute-Saône, le lieu est composé d’un « château » et de dépendances. L’ensemble des bâtiments est flanqué d’un grand parc avec quelques prairies et bois sur une surface de 6 hectares. La particularité géographique du village d’Aisey, auquel se joint le hameau de Richecourt en contrebas, le long de la Saône, lui attribue une historique position au mitan de trois provinces : Champagne, Lorraine, Franche-Comté. Cela pourrait n’être que l’évocation d’un décor, pourtant lors de déplacements, il m’arrive d’entendre des exclamations d’enfants sur le paysage, ou de leur signaler qu’ici la contemplation des vaches ou des moutons nous fait pénétrer dans un espace plus campagnard. De ces images collectées naissent déjà des souvenirs…

Un temps, des temps

La colo (j’adopte par commodité et raccourci ce vocable, largement accepté et souvent parlant pour le plus grand nombre, des enfants aux anciens.nes) imprime dans les corps et les têtes des moments ordinaires, parfois prévisibles, quelquefois uniques. À les vivre et les observer, ces fractions successivement vécues constituent une expérience temporelle et m’intiment de comprendre une temporalité – avant, pendant, après – qui modifie mes aspirations, ajuste mes relations, défait le jugement ou recompose la subjectivité. Le temps de la colo met à l’épreuve la narration. Ainsi, en rédigeant des notes comme à l’accoutumée, ce qui est lisible avant, au temps de la préparation, se laisse dépasser par le réel, la part des micro-événements du quotidien remplit tout l’espace. Relisant des semaines après, je m’aperçois que les traces du vécu reflètent assez précisément ce qui a été dit, moins ce qui a été écrit. L’expression « sur le terrain » colle et cependant dit la connaissance, le ici et maintenant de l’animation. Jérôme Camus[« Apprendre sur le terrain : l’animation en centres de loisirs », Les dossiers des sciences de l’éducation [En ligne], 28 | 2012, mis en ligne le 01 janvier 2012.] évoque, à propos de ce qui s’apprend « l’indicible de l’intériorisation de la pratique ». Il y a une perfectibilité dans nos cadres de rédaction… à commencer par l’écart pris par leur réalisation ou par ce que nous négligeons volontiers d’observer. Avons-nous quelque chose à dire ou à affirmer par les convictions éducatives ; le paquet des « valeurs des Ceméa », étendard brandi, se trouve un peu écorné, malmené, tant cette autre intériorisation a l’air d’un allant de soi détricoté au contact de l’organisateur, des familles, de l’équipe d’animation et des enfants, DES MINEURS ! Le temps du réveil peut se révéler déconcertant.
Cemea

Beaucoup sont réveillés dès potron-jaquet, quoi de plus admissible pour des enfants ayant à peine quitté le rythme de l’école. Là il pourrait aussi s’agir d’interroger ce qu’ils vivent en famille, car les modèles familiaux ont un poids, une version quasi individuée, d’où ne peut surgir, en décalque, un mode d’organisation validé à la lecture du projet pédagogique. De fait, le choix rédigé dans l’objectif « respecter le rythme biologique de chacun » se traduit par « favoriser l’éveil naturel des enfants ». Où se trouve le naturel quand l’enfant est traversé par les effluves du temps de la maison et découvre la nouveauté d’une chambre à plusieurs, dans un grand « château » où les repères sont profondément marqués d’histoire et de représentations. Tous ces instants accumulés, constitutifs de la vie quotidienne, sont propices à l’étonnement. Si nous passons ces heures en compagnie des enfants, il ne revient pas de façon spécifique aux animateurs et animatrices de veiller scrupuleusement au respect du projet pédagogique. Il n’y a pas obligation à s’assurer que l’éveil et partant le rythme se confondent avec nos objectifs, cependant, du contact, de la proximité, de l’attention, tout un ensemble de signes produits par cette petite troupe renseignent, déclenchent de la compréhension, forgent le regard et la posture d’adulte.

Un collectif, des individus

C’est de ça que prend la mesure l’individu – animateur confronté à ses questions d’avant colo [L’appellation de colos, puis de centre de vacances et de loisirs, a mué en accueils collectifs éducatifs de mineurs. L’acronyme Acem durera-t-il ? Que nous importe : le cadre ou les cadré.es ?. Des flottements, des défaillances, même pénibles lorsque j’en vois (et je ne suis pas l’unique à le constater), existent, provoquent, conduisent à les discuter, à en tirer des leçons… du dialogue à reconstruire, si indispensable, pour que l’espace mêlé de la colo définisse la part du sens toujours présent, si ténu parfois. Le rituel de la réunion appartient à la catégorie des marqueurs d’une organisation. En stage, nous essayons de mettre en oeuvre, nous simulons en partie, car la situation tient plutôt d’une mise en scène. Ainsi les activités en plus ou moins petits groupes immergent chacun dans l’expérience, promise à la grandeur réelle quelques semaines ou mois plus tard.
Cemea
Cependant une fois en colo, à une heure souvent tardive, les corps et les idées restent pris par l’énergie consommée de la journée. Si nous concevons l’attrait pour cette instance, la réunion n’en demeure pas moins un pensum plus ou moins assumé. Alors, hésitant, s’y présentant néanmoins de bonne grâce, il s’agit de retourner à l’avantage de chacun.e ce qui s’y déroule. Mobiliser l’ingénuité des esprits quand le cinquième pointe le bout de son plat, solliciter et s’ouvrir aux propos, tant bien même ils frôlent la rareté et tombent souvent dans des mots hâbleurs venus relater les micro-frictions de la journée passée. Le pas entre équipe et collectif mérite d’être soupesé : pour tous, parents, institutions, organisateurs, comité d’entreprise. Certes la conception et la représentation sous-jacente n’y sont pas édictées de la même manière. Les cultures tenant de l’une – les métaphores sur l’équipe sont nombreuses, du sport au champ professionnel où faire équipe est synonyme d’engagement réciproque, à défaut d’abnégation – et de l’autre – en avançant collectif, nous sommes dispensés des divergences, des nuances, des pas-de-côté, clairement un aspect positif – traversent diversement le champ des corps constitués et intéressés par les questions de la colo. Leurs impressions et leurs représentations sont colorées par l’histoire et la construction d’un rapport aux activités de loisirs.

Retour à Aisey-et-Richecourt …

Être une équipe d’animation indique l’essentiel, la concentration des tâches, leur inscription dans une séquence quasi théâtralisée – la scène se passe en un lieu, un temps et une action connus de tous et toutes. Si équipe il y a, je me demande si les membres ou contributeurs sont équipés. Leur bagage minimum n’est pas toujours repérable, les classeurs et la littérature dont les Ceméa les ont abreuvés ne figurent pas obligatoirement sur l’étagère de leur chambre. Les Cahiers de l’Animation auront des difficultés à le rappeler. J’ai essayé, au cours d’une réunion, de proposer une réflexion, de la mener d’abord en suscitant les vibrations, les points d’éclat ressentis au cours de la journée. Il m’a fallu convenir, outre la disposition peu favorable (déjà évoquée ci-dessus), que cette tentative n’avait pas d’écho. L’équipe ne se décrète pas, la nomination – même corroborée par la fiche complémentaire de la déclaration DDCS – n’est pas le prélude à l’éclosion d’un sentiment d’équipe. D’autres collectifs fomentent dans le périmètre de la colo, celui réunissant les personnels de cuisine et de l’entretien. Cet attelage se conduit en grande autonomie, par la compétence et l’ancienneté aussi. En quelques jours, il m’importe d’écouter les remarques, je n’ignore pas le regard porté sur ma fonction. Il est aisé de réduire, de se consacrer au savoir-faire, quand l’effort produit pour que tout le monde mange, dorme et goûte au même endroit tient davantage à une combinatoire fragile, les traits de caractère et les comportements prenant bien le dessus à plusieurs reprises. Là encore la vie quotidienne est l’expression catalyseur. Les goûts en nourriture, les manières de faire le linge ou l’aménagement des coins n’amènent pas à des discussions homériques, il y a des postes de travail et des rôles, les premiers s’observent et garantissent moyens et résultats, pour les seconds, il y faut de la souplesse, de la distanciation, et la cordialité de l’oeuvre à laquelle nous contribuons. Si le collectif vit, ce n’est pas une mince affaire se réduisant à des affinités, ou à des déclarations marquées sous le sceau des valeurs communes, c’est par l’aspiration des individus, la conscience de ce qui dépend d’eux.
Cemea

Tresser un lien, tout en repérant l’élaboration dans la pluralité des avis, savoir réagir dans l’immédiateté tout en intégrant la place des autres, ce qui a été fait et ne peut être négligé, tout un faisceau d’attentions dont nous formulons l’exigence, sans vouloir le sur-déterminer par une morale ou une conception du monde qui ne serait pas la mienne. Ainsi, à voir l’individu enfant, nous sommes attirés par la multiplicité des interactions, au fur et à mesure du séjour, il se perçoit à la fois remarquable au milieu des autres et porteur, bien frêle, d’une histoire familiale, parentale, monoparentale, recomposée. Autant d’indications que nous ne prenons pas pour des signes particuliers. Pourtant cette arrière-cour a sa part, des enfants ordinairement placés dans un foyer au titre de la protection de l’enfance titillent notre tempérance. Comment concilier ce temps de vacances, rompant avec l’accompagnement de l’éducation spécialisée, pour des enfants que je qualifierai de turbulents alors que nous essayons de les faire goûter à un autre commun, au collectif de la colo. La vie dans une colo « à taille humaine » semble crédibiliser les relations de qualité, la prise en compte de chacun, la bienveillance déclarée, souhaitée, affirmée.

Une hypothèse, des pistes

C’est en substance ce qui soutient l’enthousiasme d’un instructeur des Ceméa Louis C. Micollet-Bayard (Micollet- Bayard, Louis C., « Remarques sur la direction d’une colonie de vacances de quatre-vingt dix enfants », in Ven 181, avril 1964.) disant que le nombre, et pas seulement entendu comme quantité, laisse place, avec les interrelations entre tous, aux problèmes sans que surgisse « cette dépersonnalisation qu’apporte une hiérarchisation inévitable dans une collectivité plus vaste. » Il y a ici une ligne de conduite défendue jusqu’à maintenant dans les colos à direction Ceméa, et aujourd’hui cette collectivité à taille humaine est malmenée par les aléas de la mixité sociale.

Que nous/me reste-t-il de cette quinzaine intense et déjà presque enfouie ? Dans les incontournables aujourd’hui, nous mesurons et éprouvons la très forte contradiction de l’Agir au milieu des cadres et des réglementations.Nous pesons aussi le risque, l’aventure et la quiétude, le loisir, les enfants et les adultes ont emmagasiné des images et des sons, les paroles des plus jeunes dessineront la carte du tendre que d’aucuns garderont en tête pour leurs enfants. Vers quel avenir iront-ils.elles ?

Cemea

Henri Laborde, délégué général des Ceméa souligne [Laborde, Henri, « Place des vacances dans une étude générale de la politique des loisirs », in Ven 189 janv.-fév. 1965.] combien les notions des temps de travail et des temps de loisirs « hier contradictoires, aujourd’hui solidaires dans une recherche de l’équilibre de l’homme » portent à de multiples réflexions. À cette distance, cette affirmation, alors élaborée dans une période où se conçoit une civilisation des loisirs [Dumazedier Joffre, Vers une civilisation du loisir ? Éd. du Seuil, Paris, 1962.] résonne avec une inquiétude soulevée par le délégué général sur une baisse du public fréquentant les colos. Le(s) loisir(s) de masse(s) sont un phénomène croisant la démocratisation et l’accès aux vacances pour des catégories aux revenus modestes. De fait l’aspect économique est une ligne de fracture à prendre en compte dans l’évolution des intérêts pour les loisirs. Aujourd’hui, lorsque nous constatons que la baisse de fréquentation des colos vient à nouveau interpeller sur les causes et les raisons, il est aussi probable que le temps libre des enfants ou le temps libéré des adultes reste déterminé par une lecture du temps social. Nous aspirons à des vacances, car elles participent à cet équilibre de l’être humain, mais le temps du collectif nous confronte à d’autres liaisons, temporaires, précaires.

Être animateur.trice durant un séjour d’une quinzaine de jours, embrasser la fonction de direction pendant cette même durée, nous amène à déplacer forcément et fortement qui nous sommes, et l’étiquette d’éducateur, dans laquelle je me reconnais, ne nous éclaire ou ne nous sert pas. Nous avançons en construisant le chemin.

Si au moment de sortir de la Seconde Guerre mondiale, le Conseil national de la Résistance intitulait son programme « Les jours heureux », les rédacteurs se promettant de l’appliquer, pouvons-nous dire aujourd’hui des enfants et des équipes éducatives les accompagnant qu’ils les connaissent et les incarnent ? Ou des colonies de vacances comme la résistance à (entre)tenir du collectif.