Un dossier numérique pour chaque élève, ça va nous faire gagner du temps !

Une entrée dans le monde d’Orwell avec le fichage numérique des élèves reprenant tout l’historique de leur scolarité. Bêtises, mauvaises notes, exclusions (mêmes temporaires)… Tout compiler pour plus d’efficacité ? Pas sûr !
Média secondaire

Courant 2018, les CEMÉA Belges ont participé aux ateliers du pacte d’excellence voté ce 2 mai 2019 en Fédération Wallonie-Bruxelles. Notre attention a été attirée, notamment sur le « traitement » numérique de chaque élève. Nous défendons aux CEMÉA une rénovation de l’école mais pas à n’importe quel prix !

Nous craignons en effet que cet outil numérique ne puisse qu’accentuer les concurrences entre les établissements, ne puisse qu’accentuer les constats de bons ou mauvais élèves et que ces derniers soient entretenus en tant que tels tout au long de leur parcours scolaire. La question de la sécurité doit aussi être posée dans la mesure où cet outil sera accessible à plus de 100.000 enseignant-e-s. En cas de fuites de ces données, ne serait-ce pas une magnifique liste « orwelienne » de sélection de potentiel-le-s travailleur-euse-s  pour n’importe quelle entreprise?


Dans les ateliers du pacte auxquels nous avons participé, une mesure semble de prime abord faire l‘unanimité auprès des enseignants : celle d‘une transmission numérique d‘un dossier d‘informations concernant chaque élève. A y réfléchir de plus près, est-ce forcément un des aspects positifs du futur pacte ?

Nous avons découvert cette problématique lors d‘un congrès d‘enseignant-e-s en France en 2017, un atelier y était consacré à l‘instauration d‘un livret scolaire unique numérique (LSUN). Nous y avions découvert une réflexion riche sur le fichage des élèves, sur les risques d‘un tel monde orwellien, sur les aspects inquiétants d‘une mesure qui pouvait apparaître comme bénéfique dans un premier temps.A notre grande surprise, en relisant quelques jours plus tard, l‘avis N°3 du groupe central du pacte d‘excellence, nous y avions découvert les mêmes mesures sous le nom sibyllin de « nouvelle gouvernance numérique ».

De quoi s’agit-il ? Rien moins que de disposer d’une banque de données numériques qui reprendrait l’ensemble des informations de chaque élève quant à ses résultats, les remarques de ses enseignants, son parcours scolaire, ses difficultés, ses réussites. Lorsque l’on évoque cette possibilité, chacun s’imagine le 31 août, veille de la rentrée, consultant une méga banque de don- nées de tous les élèves de la fédération et pouvant découvrir les difficultés, le parcours ... sans pouvoir même mettre un visage sur les données visionnées. Chacun-e se dit que cela pourrait lui faire gagner beaucoup de temps.

Il faut cependant pouvoir être prudent en la matière. Ce « dossier numérique d’accompagnement de l’élève », nous n’en serions pas que le consommateur, mais aussi le fournisseur de données. Cela implique qu’à chaque bulletin, à chaque bilan de compétences, en plus du travail actuel, une transcription sur cette plateforme des résultats de chaque élève devra se faire. Cette transcription sera centralisée donc uniformisée. Pour plus de facilité, bon nombre d’écoles calqueront leurs bulletins, leurs manières de communiquer les résultats sur cette plateforme. Difficile de ne pas y voir dès lors un outil d’uniformisation de l’enseignement. Est-ce forcément un mieux ?

En début d’année, nous avons déjà parfois tendance à courir chez le collègue du degré précédent pour avoir des informations, les « Dis, tu avais le petit Durant l’année passée dans ta classe, comment ça allait pour son orthographe ? ». Avec un tel outil, nous aurions ces informations avant même de croiser l’élève et nous aurions même accès à des données que nous n’aurions pu avoir. L’enseignant-e de secondaire aura accès aux évaluations de primaire, voire de maternelle pour argumenter ses décisions. Un outil éventuellement utile pour bien des enseignant-e-s bienveillant-e-s, mais quelle arme pour les quelques-un-e-s qui le sont moins. On entend déjà les « Tu vois, ton instituteur-trice de 3e primaire disait déjà que tu étais paresseux ! » ou les « Déjà en maternelle, ton enseignant-e disait que tu étais peu autonome ! ». Que dire dès lors de réunions de parents, où certaines personnes seraient en possession de toutes ces données.

Que dire aussi d’un enfant exclu d’une école qui n’aurait plus jamais l’opportunité du droit à l’oubli ... de ses « bêtises scolaires ». Déjà actuellement, un enfant, un jeune ayant été exclu n’échappe pas au coup de fil entre directions pour connaître les raisons de cette exclusion, mais bien souvent la direction fait appel à ce que nous appelons la « discrétion de bon sens » pour ne pas renvoyer toute l’information au(x) futur-e-(s) enseignant-e-s de l’enfant. Ne serions-nous pas contents en tant que parent, de pouvoir laisser notre enfant « repartir d’une page presque blanche » dans sa nouvelle école ?

Un autre aspect de cette gigantesque base de données est bien plus inquiétant. A qui peut-on confier son élaboration si ce n’est aux multinationales de l’informatique avec lesquelles la fédération travaille déjà bien trop souvent ? Il s’agit, en effet, de pouvoir sécuriser une telle base de données qui doit être accessible par plus de 100 000 enseignant-e-s : un défi de sécurité impossible au vu des failles de sécurité à répétition rencontrées par ces mêmes multinationales et dévoilées si souvent dans la presse.

Vous nous direz dès lors, « mais qui pourrait bien s’intéresser aux résultats scolaires de nos élèves, ceux-ci ne peuvent pas représenter un quelconque intérêt financier ». Détrompez-vous ! Si vos données médicales sont déjà en vente sur les réseaux, les données scolaires de vos élèves vaudront bien plus dans quelques années.

Faisons un petit saut dans le futur. Nous sommes en 2035 et la multinationale Microplebook désire engager un magasinier pour un de ses dépôts. Les données du fichier central des élèves de la fédération Wallonie-Bruxelles sont disponibles aux entreprises depuis qu’elles ont été hackées en 2022.

Votre enfant se présente pour le poste et voici quelques arguments qu’il/elle pourrait s’entendre dire :

• En 4e secondaire, ton prof titulaire écrivait que tu étais « rétif à l’autorité », nous avons besoin de quelqu’un de discipliné pour ce poste.

• Dans ce poste, nous avons besoin de quelqu’un de confiance et au 3e trimestre de 6e primaire, vous avez été exclu(e) trois jours de votre école pour avoir volé dans le cartable d’un autre élève. Nous ne pouvons pas vous faire confiance.

• Vous nous dites dans votre lettre de motivation que vous avez une bonne organisation personnelle qui est indispensable dans ce poste, alors que tous vos enseignants, tout au long de votre parcours, vous ont fait des remarques quant à l’ordre de vos affaires, de votre bureau …

Sommes-nous prêt-e-s à participer à un tel système ? Même si l’on nous garantit la main sur le cœur qu’une telle plateforme sera hautement sécurisée, est-ce au renard qu’il faut confier la tâche de construire le poulailler ? Nous en doutons. Pour le pouvoir, cet outil sera effectivement une source de données importantes en terme de statistiques, mais aussi en terme de comparaisons entre écoles, entre enseignant-e-s. Faut-il donner le bâton pour se faire battre par notre futur-e délégué-e au contrat d’objectifs (DCO) que prévoit le pacte ?

Au final, est-ce vraiment un outil nécessaire pour rénover l‘école ? Pas sûr !


« LA MISE SUR PIED DU DOSSIER D’ACCOMPAGNEMENT DE L’ÉLÈVE SOUS FORMAT NUMÉRIQUE, QUI PERMETTRA DE SUIVRE L’ÉLÈVE TOUT AU LONG DE SON PARCOURS, CONSTITUE UN EXEMPLE DU POTENTIEL QU’OFFRENT LES SOLUTIONS NUMÉRIQUES AU REGARD DE LA QUALITÉ DES POLITIQUES ÉDUCATIVES ». EXTRAIT DE « STRATÉGIE NUMÉRIQUE POUR L’ÉDUCATION » FÉDÉRATION WALLONIE BRUXELLES - OCTOBRE 2018

Le Groupe École des CEMÉA Belgique.