«Tout le monde ne peut pas être médecin ou ingénieur »

Le redoublement est-il une fin en soi inéluctable, une nécessité douloureuse si la moyenne n’est pas atteinte ? Existe-il d’autres questions à se poser, d’autres paramètres à prendre en compte ? Histoire d’un prof, fin juin face à cette décision lourde de sens.
Média secondaire

Nous sommes fin juin, je suis là, assis, seul dans ma classe face aux résultats de l’élève en échec.
Est-ce que je valorise les efforts qu’il a fournis (à son rythme) et la confiance qu’il a récupérée au fil de l’année, les heures de remédiation qu’il a passées avec moi alors que les autres jouaient dans la cour de récré ou est-ce que je m’en tiens rigoureusement aux résultats obtenus, insuffisants ?
Que faire ?Puis-je prendre le risque ? Que va penser ma collègue de l’année suivante s’il ne décolle pas dès septembre à la rentrée ? Faire réussir et prendre un risque face à mon équipe pédagogique ou le faire doubler et n’en prendre aucun ? Nous sommes fin juin dans une classe ordinaire...


Le mois de juin est souvent, pour l’enseignant-e, l’heure des questions et des choix. Quelle décision prendre face à un-e élève en difficulté ? Tenir compte de tous ses progrès et de son évolution sur l’ensemble de l’année ou considérer exclusivement le résultat final ? Accepter qu’un-e élève réussisse son année, même s’il ou elle est en« échec » dans mon cours ? Quels sont les bons choix ?

Que pensera ma collègue de 3e primaire si je laisse passer cet élève alors que sa lecture est encore si hésitante ? Que dira mon collègue de 5e primaire si cette élève n’est pas prête pour accrocher à son rythme de travail ? Que s’imaginera ma collègue de math en secondaire si cet élève ne maîtrise pas encore parfaitement les équations ? Quelles décisions seront profitables ? Et pour qui ? Quels sont les bons choix ?

Chacun-e, seul-e ou en conseil de classe, prend des décisions, lesquelles ont des répercussions sur les vacances, sur le parcours scolaire, sur le bien-être, sur la confiance de l’élève, sur son avenir. Nous en sommes tou-te-s conscient-e-s et chacun-e a l’envie de voir les élèves réussir et progresser. Ce ne sont jamais des choix aisés. S’ajoutent à cela, « l’image professionnelle » liée à ces décisions : « Chez elle, tout le monde passe toujours. », « Lui, il va toujours «défendre »les élèves. », « Chez elle, tout le monde est en échec. » Au final, l’argument qui achève souvent de nous auto-convaincre est celui du pseudo bien-être de l’enfant : « Je pense que redoubler lui sera bénéfique… ».

C’est cependant un subtil équilibre à doser. Quand nous faisons le choix d’un redoublement, nous savons pertinemment que quoi que nous mettions en place, quelles que soient les précautions prises pour l’annoncer, la décision de faire redoubler un-e élève entraîne une baisse inévitable de l’estime de soi. Tout réside donc dans un pari que la baisse d’estime de soi vécue en juin par l’élève, pourra être compensée tout au long de l’année suivante. Est-ce vraiment le cas quand l’enfant reste « le doubleur » ou qu’il se retrouve dans une 2e S ? La décision à prendre pourrait, dès lors, être représentée sous forme d’une balance : dans un plateau, les manques constatés, dans l’autre la perte de confiance en soi qui fera suite à une décision de redoublement. De quel côté penchera la balance ? Ne serait-il pas profitable finalement d’éviter de « briser l’estime de soi » et de proposer des alternatives plus motivantes que le simple redoublement ?

Cemea

Imaginons-nous un instant un système scolaire qui valoriserait le travail, au sens de processus, de démarche dans les apprentissages plutôt que les résultats qui, d’ailleurs, ne sont jamais le reflet exact des acquis. Un système scolaire où la sacro-sainte exigence serait présente tout le long du travail fourni. Un système scolaire qui, grâce à une autre organisation des personnes, du temps et des espaces, permettrait aux enfants et aux adultes d’être dans une autre relation, une relation de confiance et d’empathie soutenant l’évolution et le rythme de chacun-e… Alors l’évaluation finale et le redoublement n’auraient plus leur place. Et l’auto-évaluation de ses processus d’apprentissage, de ses erreurs, de ses réussites accompagnée par un-e ou des adultes et par les autres apprenante- s pourraient être le fondement d’une réelle école de la réussite et du bien être pour tous et toutes. Chaque enfant serait alors vraiment acteur et auteur de ses apprentissages. Il-elle pourrait se concentrer à développer son autonomie à son rythme accompagné-e par des professionnel-le-s des l’Éducation libéré-e-s des comparaisons, des évaluations (les leurs et celles des élèves), du système compétitif… qui pourraient enfin exercer leur véritable métier.

Il y a aussi une autre vision du redoublement, celle qui n’est pas vécue au sein de notre petit établissement, au sein de notre/nos classes. Prenons un peu de hauteur, pour voir ce qui se passe dans l’ensemble du système scolaire belge francophone. Les chiffres y sont parlants ! En Belgique francophone, 36 % des enfants de 15 ans ont au moins une année de retard sur un cursus scolaire normal. Un des engagements du pacte d’excellence est de faire chuter ce taux de moitié, ce qui nous amènerait à un taux de 18 %... Pas mal, mais cela nous laisserait encore parmi les pays qui « busent » beaucoup puisque la moyenne des pays de l’OCDE est de 12 %. On entend pourtant des voix, dans le monde enseignant, qui défendent un statut quo ! Certains pays ont donc des taux de redoublement à 15 ans en dessous des 5%. Nous y retrouvons des pays comme la Finlande et la Norvège, mais aussi le Royaume- Uni ou le Canada… Ces pays forment des médecins et des ingénieurs, des boulangerère-s, des plombier-ères, des enseignant-e-s, des puériculteurtrice-s… Il y a cependant une différence : ces pays voient leurs taux d’élèves sortant du système scolaire sans aucune qualification être bien moins élevés que le nôtre (près de 15% en Wallonie et ce chiffre monte à près de 20% en région bruxelloise soit 1 élève sur 5 ! )

Finalement, ces deux visions viennent s’affronter. Aucun enseignant-e ne fait doubler par plaisir, chacun-e dans son âme et conscience pense que c’est « une bonne chose » pour l’élève individuellement sans percevoir toujours les conséquences sur l’estime de soi qui sont parfois plus dommageables que le manque de compétences constaté… Surtout, chaque décision individuelle prise en ce mois de juin, participe à ce chiffre affolant de 36% d’élèves en retard d’apprentissage à 15 ans et ce pour quel résultat ? Avons-nous un enseignement qui mène à une excellence pour tou-te-s, à une élite qui ferait de nos universités des pôles reconnus dans le monde entier ? Avons-nous un système éducatif sans cesse cité en exemple en Finlande ou au Canada… NON !
Notre système sacrifie plus de 20 % des enfants qui le fréquentent sur l’autel de la performance, sans pour cela permettre aux 80 autres pourcents d’être des adultes bien dans leur peau, qui peuvent collaborer et progresser ensemble et non contre les autres.

Albert Jacquard dans un texte intitulé « Moi, ministre de l’éducation » : Article premier : Il faut supprimer tout esprit de compétition à l'école. Le moteur de notre société occidentale est la compétition, et c'est un moteur suicidaire. Il ne faut plus apprendre pour et à être le premier.
Nous pensons concrètement que tout enseignant-e peut être d’accord avec ce texte, mais encore faut-il que le système change de philosophie et qu’on lui permette de s’adapter à cette nouvelle donne fondamentale !