L’espace de jeux : un enjeu de citoyenneté

Aménager les cours pour que l'école procure un cadre émancipatif à la relation fille garçon. Une méthode qui passe par l’observation, la discussion en classe, le dessin. Chercher le consentement des enfants pour créer un environnement favorisant les relations.
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Edith Maruejouls est géographe du genre à l’Arobe (L'Atelier Recherche Observatoire Égalité), un bureau d'études spécialisé dans l'aménagement égalitaire des espaces et la lutte contre les stéréotypes de genre.
Média secondaire

Propos recueillis par Michelle Olivier

Comment vous est venue l’idée de travailler sur l’égalité filles/garçons au prisme de la cour de récréation ?

J'ai toujours travaillé sur des questions identitaires. Et au moment où je commençais une thèse, je suis contactée par une école qui me demande de l’accompagner sur l'approche de l'égalité filles/garçons. À partir de là, j'ai fait le lien entre la question de l'auto-organisation de la relation dans un espace de loisirs, le sujet de ma thèse, et celui de la cour de récréation qui est aussi un espace de jeux. Donc j'ai mis en place mes outils, que j'ai travaillés avec l'équipe enseignante et j'ai ensuite commencé le travail avec elle. C'était vraiment une opportunité mais j'y ai vu l'intérêt et quand j'ai soutenu ma thèse en 2014, ces questions commençaient à entrer dans le débat public.

Pourquoi les inégalités sont-elles aussi flagrantes et perdurent-elles autant dans cet espace ?

Je pense qu'il y a deux mouvements. On trouve d'ailleurs dans le dernier rapport du Haut conseil à l'égalité la question de la construction des identités d'appartenance. Notre société se construit dans la séparation. La distinction entre vêtements de filles et de garçons n’est pas que symbolique, c'est aussi la construction du corps : il faut absolument différencier les petites filles dès la naissance, avec des tenues qui impactent leur capacité à jouer, à prendre leur place. Ce n'est pas innocent. On peut travailler sur la question de confort pour les chaussures de filles : dans la cour, vous les voyez avec des petits nu-pieds, des petites chaussures, la robe. Ça renvoie à une manière de présenter son corps physique comme un corps social. C’est tout un environnement, y compris familial, même si je pense qu’il y a toujours eu aussi des éducations proactives sur les questions féministes. Les progrès sont très lents aussi en termes de mixité des métiers, de représentation politique, etc. 

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Et l'autre mouvement, qui va renforcer ou produire ces stéréotypes, c'est que, justement, l'esprit critique, la déconstruction, ne sont pas dialoguées à l'école. C’est presque une forme de déni. Pourquoi est-ce important de jouer ensemble? À l'école, où les corps physiques sont captifs, enfermés, c'est essentiel de travailler la relation car au dehors les perméabilités sont très fragiles : il y a des sports, des instruments de musique de filles/de garçons. Alors qu’à l'école il y a une forme de mixité mais elle n’est que visuelle. Ce qu’on n'interroge pas, c'est le degré de relation, c'est-à-dire est-ce qu’ils mangent ensemble à la cantine, se donnent la main, jouent ensemble ?

Avec qui construisez-vous le projet de réaménagement d’une cour ?

Il est construit avec les collectivités territoriales. C'est toujours une commande publique qui vient des propriétaires du bâti scolaire et de l'espace d'animation. Donc la première négociation se fait avec des responsables municipaux ( services techniques, du bâti, des paysages etc.), si on travaille sur l'école élémentaire. Avant, c'était plutôt une approche égalitaire, avec le service égalité femme-homme. Ensuite, c'est une démarche immersive, il y a un corps à corps avec le terrain, les équipes éducatives sont sollicitées, il y a des collaborations avec les équipes d’animation qui utilisent aussi l’espace le temps du midi.

Partager un espace, c'est une question de justice sociale, de valeurs. Il faut consentir à ça pour pouvoir changer les modes d'être ensemble, donc consentir à renoncer à jouer à son jeu pour que les autres puissent s'exprimer aussi.

Quelles sont les étapes nécessaires à la réalisation et surtout à l’appropriation de ces espaces repensés ?

Notre méthodologie, scientifique, est la même depuis dix ans. Je suis géographe, et je travaille avec une designer sociale et une sociologue. Nous commençons par l’observation qui permet de photographier, mettre en lumière une réalité sociale du vécu de l'espace. Où sont les filles? les garçons? C'est un travail d'appropriation avec les classes pour prendre du recul sur ce qui se passe dans la cour, pour faire le récit de la quotidienneté, en termes de relation fille/garçon. On interroge les stéréotypes pour les déconstruire. Par exemple, les garçons sont plus forts que les filles. Est-ce que les filles aussi ont des forces? Quand on est petit, on est aussi fort qu'un grand ? C'est aussi la question de la force du savoir, de la technicité. S’habiliter dans la force, jouer tout le temps ensemble, toujours les mêmes, ça met en incapacité les autres, ça les rejette.

On a peur d'être traité de fille, madame, vous comprenez ?

Partager un espace, c'est une question de justice sociale, de valeurs. Il faut consentir à ça pour pouvoir changer les modes d'être ensemble, donc consentir à renoncer à jouer à son jeu pour que les autres puissent s'exprimer aussi. On l'explique, on ne fixe pas des cadres d’interdiction, de sanction. Dans l'espace de la classe se construit la relation à l'autre : on discute, ou a des dissensus, on rigole. Mais le plus souvent, on n’a pas de souvenir commun, on ne s'est pas amusé, on n'a pas mangé ensemble à la cantine... C'est quand même la réalité, ça. Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’espace de perméabilité, mais ils sont fragiles. 

Donc il faut vraiment faire attention, la norme, c'est des bandes de filles, des espaces de jeux des garçons, et les autres garçons exclus de cet espace central ne jouent pas non plus avec les filles. Ils disent « On a peur d'être traité de fille, madame, vous comprenez. » Je trouve ça hallucinant que ça dérange, l'amitié, par exemple. Ce n’est pas obligatoire d'avoir des amies filles quand on est un garçon, mais c’est important. La séparation des corps sociaux s'aggrave en grandissant ; on ne la répare pas même à l'adolescence, sous couvert du sentiment amoureux. Donc, il faut que l'école redevienne le cadre émancipatif de la relation fille garçon, pour exprimer sa propre individualité et sa propre identité dans la relation. 

On travaille sur des outils d'objectivation subjective par le dessin, c'est quelque chose d’extrêmement important. Quand on demande aux enfants de dessiner leur cour, ça nous permet de voir que c’est structurant. Où es-tu le plus souvent? Autour de toi, qui sont tes ami·es? Est-ce qu’il y a des endroits avec beaucoup de garçons /beaucoup de filles ? C'est un rapport de force inégalitaire et symbolique qui se dessine. 

Je tiens à ce qu'il y ait d'abord un débat en classe, puis les dessins, et ensuite, on visite cet espace. Nous, on regarde les récréations, on compte, on discute avec les enseignant·es, avec les animateur·trices, on regarde comment les élèves se mettent en rang, quelles activités leur sont proposées. Par exemple, on peut voir des endroits où il y a beaucoup de filles mais elles sont enfermées, dans la salle d’arts plastiques pour la danse. Avec nos outils, on va ensuite réinjecter ce diagnostic-là, dans ce qu'on appelle une semaine d'expérimentation. « La réalité de votre cour de récréation, c'est celle-là. Voilà comment les enfants s'expriment, voilà ce qu’on voit quand on se balade. Et voilà ce qu'on vous propose de changer immédiatement. »

Ce chantier sur les inégalités dans la cour doit-il être accompagné, à l’école, d’une réflexion plus large sur les inégalités filles/garçons dans la société ?

Oui, complètement. On présente aussi les grands principes qui s'appuient sur la construction des stéréotypes et du sexisme dans la société.C'est une démarche itérative dans laquelle on peut trouver du conflit. C'est très intéressant. La mixité, forcément, ça interroge, et moi  je fais le pari que c'est l'absence de relations qui fait violence plus tard.

Ce qui se pose au départ, c'est l’inégale technicité, l’inégale force. C'est quelque chose qui se travaille, forcément. Il faut nourrir le thème de l’égalité à travers la littérature, travailler sur des messages qui luttent contre le sexisme et l'homophobie. On peut aussi mettre des tableaux ou des espaces d'expression dans la cour, sur la thématique de l'amitié fille/garçon. Et ce qui est intéressant, c'est qu’il ait consentement des enfants, c'est-à-dire que pour eux ça soit une richesse, cette question-là, qu’ils y trouvent leur propre espace, l'expression d'une liberté.  

C'est quand même extrêmement spécial de construire la séparation des corps physiques dans l'espace de cour, à la cantine. Être proactif, c'est aussi parfois imposer la mixité! Il faut avoir un projet d'école égalitaire. Alors que toute l’école se construit  sur le groupe de pairs qu’est la classe (« je suis en CP » « je suis en 6ème 3 »...) par contre, on sépare les filles et les garçons. On décrète que le groupe de pairs, c’est les filles entre elles.  Quelque chose se joue dans la séparation de l'espace, notamment celui des toilettes. La construction de la ségrégation des corps sociaux, du fantasme du corps social de l’autre,  est une aberration ! Mais les communautés  éducatives ont la possibilité de faire entendre un esprit critique, de déployer des espaces de parole différents.  Et de ne pas se dire « tout ce que je fais, là, ça va être détruit à la maison, détruit par la société. »

Est-ce que c'est plus difficile d’intervenir dans un lycée, quand les stéréotypes sont plus ancrés ?

C'est extrêmement intéressant parce que c'est déjà le lieu où la mixité est ré-interrogée à cause de filières par exemple. Et, justement, il y a aussi un enjeu de refaire de la cour du lycée un projet commun avec des espaces interstitiels, des espaces de relations. On réhabilite la question collective, parce que plus on grandit, plus on interroge la relation interpersonnelle. En France, on a vu que les filles subissaient quatre fois plus de violences de genre que les garçons. Et puis vient la question de l'orientation scolaire aussi, avec le renoncement à être sur des filières porteuses. Car l’école n'est pas égalitaire au niveau des cursus et place l’orientation dans l'inscription de la classe sociale. 

Heureusement, on se construit toute sa vie, c’est un processus, et la question se pose aussi aux garçons en termes de construction identitaire. Eux aussi renoncent. Ça ne convient à personne cette histoire-là. C'est pour ça que ça doit être débattu au lycée, plus peut-être qu'ailleurs, ces questions de violences, de sexisme, d’homophobie.

Vous menez ce type de projets depuis de nombreuses années. Observez-vous que cette étape concrète soit opérante pour changer les représentations ?

On travaille par immersion et si, en dix ans, on a fait beaucoup d'établissements scolaires, on reste à une petite échelle. Ça met du temps à être accepté, ça met du temps à se mettre en place. Forcément on a des moments évaluatifs, qui sont ces moments où on met en scène la cour, où on voit le changement immédiat. Quand le fait de jouer ensemble est finalement réhabilité. Quand l'espace est dynamique, que le jeu collectif retrouve sa place : faire des jeux de société, dessiner, se parler, lire ensemble, se chuchoter des choses… Mais il faut que ce soit une démarche itérative : vous pouvez faire des trésors dans une cour de récréation, si vous ne tenez pas sur la relation, alors quelque chose va encore séparer. 

Et pour les adultes, c’est aussi se faire plaisir dans le travail, s’ouvrir des espaces. C'est très important de se dire qu'on a rendu possible une relation. La mixité ne doit pas être une excuse, c'est le résultat !
On parle aussi de l’inclusion des enfants à besoins spécifiques, quand on met en scène la performance individuelle des garçons au centre de la cour, où s’exerce un rapport de force. C'est symboliquement très problématique dans une société compétitive.

Les dix grandes notions d'aménagement qu’on met en place, les élèves s'en saisissent. Alors, pas tous et toutes, mais majoritairement. Nous on peut constater, dix ans après, que la mixité est la norme dans la relation, que c'est bien ce groupe de pairs qui se forme. 

Mais il y a encore du travail à faire, car quand on lit le rapport du Haut conseil à l'égalité femmes-hommes, qu’on voit encore le nombre de féminicides, les  filles cyber harcelées, les violences…. Tout ça explose ! C’est catastrophique ! Et les discours institutionnels vous remettent « à la maison », il faut encore se battre pour dire que l'égalité filles-garçons c'est important. Le fait de reléguer les filles à l'intérieur, dans les toilettes, finalement, c'est aussi leur enlever cette parole citoyenne. Ce sont ces enjeux-là qu'on travaille, ce ne sont pas des petites questions.

CRÉDIT PHOTO et ILLUSTRATION : L'ARObE et DOUBLE PONCTUATION

Faire je(u) égal. Un livre d'Édith Maruéjouls

Penser les espaces à l’école pour inclure tous les enfants Véritables espaces publics miniatures, les cours de récréation sont le lieu des premières inégalités – en particulier entre filles et garçons. L’aménagement des espaces peut en effet jouer un rôle déterminant dans la reproduction de schémas discriminants (...)
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