Des choses sont possibles

Dans une démarche « d'auto-cogestion », ce collège public, imaginé par une équipe férue de Pédagogie Institutionnelle et l’éducation nationale, prend corps. Au menu : logique de territoire, partage des tâches, partenariat avec les Ceméa et appui d'André Sirota, psychosociologue.
Média secondaire

Dans une société où pour faire neuf il est de bon ton de se réfugier dans la fausse liberté d’une école aux pédagogies novatrices certes (quoique souvent mal comprises et à la marge de la version originale) mais réservées à un petit comité choisi entre pairs, ce qui dit bien le privé de l’affaire, à une époque où le regroupement avec celles et ceux qui sont comme nous ressemble à s’y méprendre aux dérives communautaires, il est rassurant de s’apercevoir que dans l’école publique il est possible d’agir et de concevoir l’enseignement autrement. Ça fait du bien de découvrir que lorsqu’une poignée d’éducateur•rices et de pédagogues décident de bousculer l’habitude, cette habitude plie et rompt pour devenir un projet alléchant. Et ce qui semblait inaccessible devient possible dans le « in » de l’école et pas à sa lisière « borderline », celle des petits comités bobos privilégiés. L’éducation nouvelle a toute sa place dans l’ordinaire et c’est même ainsi qu’elle gagnera ses galons de pédagogie majeure. Elle doit s’inscrire dans cette dynamique pour être reconnue par toutes et tous et surtout par les décideur•euses.


Le collège coopératif et polytechnique d’Aubervilliers : huit idées-force

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  • Un collège public qui accueille les élèves du secteur dans le respect des valeurs républicaines et des programmes de l’Éducation nationale ;
  • Des rythmes scolaires adaptés aux élèves et aux temps d’apprentissage ;
  • Des pédagogies respectueuses de l’individu et visant son émancipation ; - Un collège ouvert sur son environnement et sur le monde développant des partenariats avec le tissu social associatif ;
  • Un fonctionnement coopératif entre les différents acteurs de la communauté éducative : professionnels, parents et élèves ;
  • Un collège polytechnique permettant aux élèves d’explorer les connaissances intellectuelles et manuelles par le biais de cours et d’ateliers interdisciplinaires ;
  • Une participation de chacun, adultes comme élèves, à l’organisation de l’établissement, aux prises de décisions et à son fonctionnement quotidien ;
  • Un climat de confiance et de respect au sein de la communauté scolaire, passant par la résolution collective des problèmes et des conflits.

Au tout début du mois de juillet 2017 nous avons rencontré deux acteur·rices du collectif travaillant à la mise en place d’un projet innovant dans la ville d’Aubervilliers qui va ouvrir un sixième collège. Il s’agissait d’une rencontre d’aujourd’hui à un instant T de leur travail, de leur réflexion, de leur construction mentale et plus pragmatique. Une rencontre pas comme les autres avec deux membres du collectif qui relatent par le menu l’aventure peu commune d’acteur·rice·s de l’Éducation nationale parti·e·s d’une situation banale pour se lancer dans un défi aux apparences d’oxymore. Il s’agissait avant tout de faire le point et de recueillir l’essence même de cette odyssée qui en est encore à la mise en œuvre du projet qui peu à peu jette les fondations d’un parcours collectif tenace et efficace. Nous projetons de les rencontrer à nouveau dans un an pour faire avec eux un point d’étape juste avant l’ouverture de l’établissement à la rentrée 2018. Néanmoins, nous pouvons d’ores et déjà présenter les principes généraux présidant à cette création et guidant l’action du collectif.

Un collège et un territoire complexes

Matthieu Pierrot-Beck, professeur de mathématiques à Saint-Denis prend la parole en premier pour nous faire part de son parcours. Il a choisi le monde de l’architecture puis celui de l’immobilier avant de rejoindre l’enseignement et a fait la rencontre du collectif à l’Espe (École supérieure du professorat et de l’éducation) au cours d’une formation « Organiser la coopération dans les classes ». Il y croise à cette occasion des personnes qui partagent ses valeurs. Matthieu mise beaucoup sur la coopération et a grande envie qu’elle se concrétise. Son expérience d’un an à Saint-Denis l’a heurté : le contrôle constant des élèves et la menace permanente de sanction qui pèse sur eux lui est difficilement supportable. Tout manquement de la part d’un élève est mis en lumière et traité avec un arsenal sophistiqué de procédures de punition et de sanction. Il n’y a rien d’équivalent pour mettre en valeur les réussites des élèves, et de leur progrès dans la vie collective du collège. Avant de faire la connaissance du collectif, il ne s’était jamais documenté sur les pédagogies et le rapport au savoir. « Certains collègues s’en sortent mais cela me pose beaucoup de questions dans ce que j’ai entendu venant de ceux du collectifs. Au sein des populations il y a une vraie violence. Il faut savoir l’accueillir, on ne peut pas faire comme si elle n’existait pas. » Novice dans le collectif, il n’en pas moins pugnace dans la défense de ses objectifs et porte à notre connaissance deux concepts clef.

Deux concepts clef

 
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MPB – « Le premier c’est la coopération et on y travaille ardemment. On réfléchit et on tient à un véritable partage des tâches, à tendre vers une autocogestion (entretien, administration, animation, enseignement), deux tiers du temps dans son corps d’origine et le tiers restant affecté à d’autres tâches. Ceci sans différentiation des métiers : les personnes d’entretien seront aussi devant les élèves. On songe également à des temps d’accompagnement pour que les élèves puissent animer des ateliers eux-mêmes.

Le second, c’est la dimension polytechnique, l’idée c’est que l’on passe par les mains et par la tête, un rééquilibre qui tait la suprématie de certaines matières et redonne toute leur importance aux autres. Les séances de cours seront plus longues (une heure et demie pour la plupart) et la journée se terminera par un travail individualisé (un groupe de douze élèves ; trois par niveau auxquels s’ajoutera un adulte) qui pourra inclure du debriefing sur la manière dont la journée ou la semaine a été vécue.» Cette idée d’ateliers verticaux vécus par Matthieu dans son école d’architecture permet une prise de conscience de ses capacités et peu à peu une appropriation par chacun du processus d’apprentissage. L’idée du tutorat est de casser les structures habituelles de l’organisation d’un groupe, l’adulte n’est pas seul référent ; c’est le groupe qui s’organise.

MPB – « Nous n’avons pas la prétention d’avoir inventé cette structure mais nous y tenons et cela conduit à l’existence et la prise en compte de deux sortes de groupes de référence: la classe d’où partent les conseils d’élèves et le tutorat. Le travail sur les émotions est primordial. Dans certaines classes existent plusieurs outils pour mettre des mots sur les émotions : dans certains endroits le coin de concentration, est nommé par la pédagogie institutionnelle le coin des «petits », pourquoi pas le coin doux ? Nous proposons d’étendre ces dispositifs à toutes les classes, dans tous les groupes. Il s’agit de trouver un équilibre dans lequel le collectif ne prime pas sur l’individuel. L’idée de scinder l’établissement en trois maisons offre des structures de taille plus modeste (200 élèves) au sein d’un gros collège. Cela doit faciliter la prise de décisions collectives. La question la plus considérable est bien de faire place à l’individu dans le collectif, d’accompagner chacun.e dans les divers collectifs à venir. Le bâti n’est pas neutre ; il a été réfléchi : le maître d’œuvre, c’est l’architecte, le maître d’ouvrage, le Conseil départemental et le maître d’usage, l’utilisateur et nous y avons pris toute notre place avec trois cours de vie et trois escaliers. Une lente avancée pour une aventure qui vient de loin, un modèle de projet ! Un cheminement opiniâtre. Isabelle Darras, professeure de lettres classiques au collège Gabriel Péri d’Aubervilliers, membre du collectif depuis le début, du Conseil d’Administration et du bureau, en charge des dossiers de subvention retrace l’histoire de cette aventure.

ID – « Le collectif est fort d’une vingtaine de personnes. Certaines sont là depuis le début, d’autres arrivent, d’autres sont parties… et l’association compte environ 130 adhérents. Certaines personnes sont là depuis le début, fidèles, d’autres sont parties après l’avoir nourri et s’en être nourries, d’autres encore l’ont rejoint ; on note chez celles-ceux-ci une forte propension à être en début de carrière. La lenteur de l’avancée du projet, les retards pris en raison des freins administratifs ou réglementaires ont ralenti voire effacé l’ardeur de certain.e.s. Pour d’autres, il fallait que cela reste un rêve, ils avaient peur d’être déçu.e.s par le passage au concret, peur aussi d’être en surface seulement. Dans les méthodes pratiquées par l’Icem, les gens restent parfois sur le pourtour, sur les bords. Les techniques Freinet sont là, mais on ne va pas jusqu’au bout.
Il y a les freins dont on se dote mais aussi ceux inhérents à un établissement d’enseignement du second degré : le rythme, l’organisation et le fonctionnement. Souvent les « quoi d’neuf » et les debriefings de fin de réunions ralentissent le tour de parole et modifient la teneur de ce qui veut être dit dans ce qui est dit. Certain.e.s veulent bien gérer les conflits mais en aucun cas travailler à leur règlement. Dans le groupe,chacun pratique la pédagogie institutionnelle mais ce n’est pas un projet « PI ». Le collectif a été accompagné par André Sirota depuis 2012. Son intervention est importante, il suit le projet sur le long terme et c’est un regard extérieur, un œil neuf à chaque fois. Il a l’habitude de ce genre d’aventure ; cela nous permet de relativiser. »

Ven – Est-vraiment un projet ancré dans la ville, une réponse à un besoin réel ?

ID – Aubervilliers est une ville champignon (l’idée de la municipalité était de changer de population, expulser des habitant.e.s et construire des HLM d’un autre standing), les quartiers les plus défavorisés (porte de la Villette, Quatre chemins) ont besoin d’un collège qui fera le lien entre eux et le centre-ville. Il s’agit d’un projet local (on ne va pas attendre la révolution pour faire bouger le territoire) à l’endroit où l’on travaille, l’endroit où l’on est et qui répond à des besoins repérés et actuels. Tout est parti d’un collectif militant et syndical, nous sommes des décrocheurs de l’Éducation nationale, des enseignants, des adultes décrocheurs. Il s’agissait d’une lutte pour les moyens financiers, deux mois de grève dans tous les collèges de la ville pour défendre la DHG – dotation horaire globale. [Enveloppe d’heures attribuée à l’établissement par la Direction académique (pour les collèges) en fonction des effectifs prévus, des options ou spécialités proposées.] Mais je tiens à préciser que cette lutte était avant tout un combat pédagogique. Nous tenons à ce que notre projet entre dans les règles d’un établissement public local d’enseignement. Le cadre doit être respecté : c’est une condition sine qua non à la poursuite du projet et à son aboutissement. En amont, j’avais déjà été épatée par la vivacité de ce qui se vivait au collège Gabriel Péri : des collègues écrivaient dans Les Cahiers pédagogiques, militaient au GFEN, pratiquaient les méthodes de la pédagogie institutionnelle. J’ai baigné dans une atmosphère de pensée pédagogique qui m’a incitée à me pencher de plus près sur cette mouvance «éducation nouvelle » et ces collègues sont devenu.e.s des camarades de pensée. Clisthène [ Voir Philippe Picard in Ven 565 janvier 2017 , p 54 et sqq.] est venu un an avant animer trois jours de formation, cinq ou six personnes de « Péri » y sont allées. Il y avait un bouillonnement, un terrain favorable à l’éclosion d’une ébullition. Deux mois de grève, ce sont deux mois d’AG, et deux mois d’AG c’est une habitude qui s’installe à intervenir, prendre la parole, affiner sa pensée; c’est se voir quotidiennement et vivre ensemble les affres mais aussi les plaisirs d’une résistance. Deux mois de grève, c’est aussi de la souffrance et un entraînement à se durcir. On voulait un sixième collège, la ville en avait besoin, les gens en avaient besoin, nous en ressentions la nécessité. Au début nous étions six enseignant.e.s syndiqué.e.s ou non et nous avons fondé le collectif autour d’un plat de spaghettis. On avait envie d’autre chose, il restait à définir comment nous avions envie de travailler pédagogiquement.

On s’est dit : « Allons-y » et à force de lecture, de partage de ces lectures, de réunions fleuve, de visites d’établissements, au fil du temps un projet s’est fait jour comme une évidence. Nous avons adhéré à la Fespi [. Fespi.fr : fédération des établissements scolaires publics innovants.] et, en 2012, huit points figuraient sur le site : public, rythmes scolaires, émancipation, ouvert sur son envi- ronnement, polytechnique, coopération, gestion collective, résolution collective des problèmes.

Et cet incipit : « Acteurs de l’Éducation nationale désireux de remplir autrement nos missions de service public, le projet de construction d’un sixième collège à Aubervilliers nous donne l’occasion d’inscrire notre démarche dans la ville donnait à voir nos intentions.»

Dès le début fort.e.s de nos convictions, nous avons tenu à avoir des principes et à travailler en coopération avec les institutions officielles, surtout par modestie, mais cela a destabilisé la hiérarchie. Cette démarche restait rare et Florence Robine [Directrice générale de l’enseignement scolaire de l’Éducation nationale sous le ministère de Najat Vallaud- Belkacem, aujourd’hui nommée rectrice de la région académique Grand Est et rectrice de l’académie de Nancy Metz lors du conseil des ministres du 5 juillet 2017.] alors rectrice de l’académie de Créteil ne savait pas comment y répondre. Nous avons mis beaucoup de temps à être reconnus par l’Éducation nationale.

Une réflexion ancrée au cœur d’un territoire dans un environnement riche de partenaires institutionnels et associatifs

Au fil du temps l’activité du collectif s’est diversifiée et les réflexions successives l’ont conduit à soulever des interrogations non décelables au début. Tous les aspects sont-ils partageables ? Tout le monde peut-il tout faire ? Ce que nous proposons, n’est-il pas trop lourd pour les élèves ? Quid du dialogue avec les institutions ? Pour progresser dans notre projet nous avons rencontré cinq fois le directeur académique adjoint et Catherine Ferrier de la Cardi – cellule académique pour la recherche, le développement et l’innovation. Ces réunions, d’une durée de quatre heures chacune, ont permis de travailler des points du projet : l’organisation des temps scolaires, le recrutement, l’aspect polytechnique (c’est une référence politique et une réappropriation du monde), le rapport du collège avec son environnement. Nous arrivions avec des propositions, des questions et avions l’aval de l’institution ainsi que sa reconnaissance; la nouvelle rectrice a signé une convention d’accompagnement de trois ans. Le collectif s’est attelé à mettre en œuvre le projet dans la ville même d’Aubervilliers (ateliers de rue, projections de films, fête des associations, écoles primaires) et il est prévu l’organisation d’une table ronde avec les Ceméa de l’Arif et plus particulièrement avec Élisabeth Medina, sa directrice territoriale sur le sujet suivant : « Éducation populaire, éducation nationale ». Le collectif qui est in la ville se réunit dans une Maison pour tous et suit le dispositif municipal sur les 12-13 ans. Tout ce travail demande à chacun un investissement de tous les instants et de nombreux temps de concertation.

Nous ne voulons pas des normes tout en restant dans le scolaire public, paradoxe pas simple, défi à relever. Nous désirons que les enfants soient auteurs de leurs apprentissages, ce qui nécessite quelques « hors norme». À l’heure actuelle la contradiction n’est pas résolue ; nous n’avons pas travaillé ni l’évaluation ni les sanctions. En ce qui concerne nos sources, nos valeurs, il est hors de question que nous nous réclamions d’un courant unique. Les réunions quotidiennes seront intégrées dans le temps de travail : deux tiers dans son métier un tiers pour d’autres tâches pour tout le monde même pour le chef d’établissement mais nous sommes conscients que nous n’aurons pas le temps de tout faire.

Le personnel qui travaillera dans ce collège aura été informé de sa particularité et se sera montré volontaire. Pas d’entre-soi mais des postes réservés pour ceux.celles qui font partie du collectif. Il y aura une réunion de calage entre les périodes de début et de fin de vœux. Quatre-vingts à cent adultes seront nécessaires pour assurer toutes les tâches. Mais tout n’est pas rose ; il est difficile de rencontrer les responsables académiques et les membres du collectif ne sont pas certain.e.s d’être nommé.e.s dans ce collège à la rentrée 2018. Enfin, pour le nom du collège on n’a pas beaucoup de liberté ; ce sera le nom d’une personnalité en priorité mais il faudra en trouver une. Nous visons à ce que la conception de l’école par les parents évolue, modifie le rapport habituel et favorise la participation. Dans la ville, au cours de nos interventions on rencontre des parents, s’il y a des gens qui ne veulent pas de ce projet ils pourront obtenir une dérogation, mais de fait dans nos collèges actuels nos pratiques sont déjà novatrices. Enfin, nous tenons à préciser que nous refusons toute étiquette, ce n’est pas un projet partisan.»