Qu’est-ce que le partenariat ?

Contribution à la construction d’un espace de sens, article de Fabrice Dhume, dont une version a été publiée dans Pensons'i, journal de l'insertion des CEMEA de Basse-Normandie (n°4, mai 2002).
Média secondaire

Dans ce texte rédigé il y a vingt ans, l’auteur – chercheur en sciences sociales – questionne la polysémie du terme partenariat et sa pénétration assez récente dans le champ des politiques sociales. Le définir pour d’abord sortir d’une banalisation de son usage passe par un éclairage théorique soumettant ce « concept » à un découpage, le terme de déconstruction serait plus tendance aujourd’hui. L’expérience d’un réseau psychiatrie-social dans un canton du département de la Manche permet d’affirmer les points cardinaux - dire ce que l’on est, ce que l’on veut, ce qui relève d’un niveau selon chacun.e, ce qui s’inscrit dans une temporalité - contribuant à une compréhension du sens. Enfin Fabrice Dhume réaffirme le poids des valeurs pour dénouer les contraintes d’un « agir véritablement ensemble » bousculant les postures et les identités des acteurs sociaux.

Suffit-il de dire quelque chose pour que cela commence à exister ?

Cemea

A entendre les discours, l’on peut être frappé de constater combien les politiques publiques et ses acteurs se réfèrent aujourd’hui à l’idée de « partenariat ». Ils ne sont certes pas les seuls ; le monde de l’entreprise – cela n’est pas anodin – s’y est mis bien avant. Plus communément, tout un chacun utilise peut-être dans son discours de tous les jours le terme de partenaire ou de partenariat pour désigner quelque idée de relation avec d’autres. L’on peut donc s’étonner de l’extraordinaire rapidité ainsi que de l’ampleur de diffusion d’un terme – partenariat – qui n’est apparu dans le dictionnaire qu’en 1984 !

En effet, ce vocable a pratiquement envahi, sinon annexé le champ conceptuel de la relation interinstitutionnelle voire interpersonnelle. Cela signifie que le terme sert à désigner des formes de rapport à l’autre très diverses – et encore n’est-ce là qu’euphémisme. Il faut donc s’interroger sur ce que cela signifie ; et aussi sur la réalité des pratiques désignées par cet enchantement du verbe. Il faut aussi mettre en question l’usage qui est fait du mot, à qui l’on attribue implicitement un double caractère de généralité et de positivité.

Une anecdote permettra d’ouvrir cette interrogation : un matin que je sortais de la boulangerie en bas de chez moi où je venais de récupérer un pain encore tout chaud, je me suis fait interpeller par un homme, jeune, qui présentait toutes les caractéristiques du public dit en errance. Il me dit : « Bonjour Monsieur, je peux vous demander un p’tit service, je suis à la recherche d’un partenaire financier pour mon casse-croûte… ». Cet humour, jouant d’une valeur positive du terme partenaire, a donné le résultat escompté.

Au-delà de l’interaction, soulignons que la positivation du terme sert une transfiguration de l’action de mendicité en « projet », et une transfiguration de celui qui donne une pièce en « partenaire ». En l’occurrence, l’idée de partenariat sert à promouvoir une image positive d’un acte négativement connoté dans les représentations sociales. Plus encore, la relation invoquée dépasse l’idée de financement du projet, pour se référer à celle de participation. Participation qui ne se résume finalement pas, dans ce cas, à ce
que l’on appelle une petite participation (financière), mais qui se réfère à la plénitude de l’engagement partagé.

L’idéologie du consensus


Ce détournement partout observable pourrait prêter à rire, s’il ne traduisait la mise en spectacle, et la diffusion d’une idéologie nihiliste tendant à réduire le sujet en objet puis en image pour préserver l’apparence du consensus là où n’est qu’ordre inégalitaire. En effet, lorsqu’on fait passer un financeur pour un partenaire, l’on ne fait que nier la réalité de l’ordre du pouvoir en simulant une égalité statutaire. Dans la même logique, lorsqu’on en arrive à entendre sur France Inter parler de « partenaires » pour désigner les protagonistes de la guerre israélo-palestinienne, l’on ne peut que constater l’énormité du détournement qui conduit
à virtualiser l’idée même de relation, annihilant instantanément l’idée de conflit. C’est ainsi la réduction de l’autre en même que moi; soit l’effacement de l’altérité. C’est la promotion déguisée d’un consensus virtuel, dans la mesure où l’on est dit d’accord avant d’avoir dit ce que l’on pense, où l’on est déclaré « partenaire » avant d’avoir même exprimé qui l’on est. Fantastique manipulation : les gourous de la post-modernité s’empressent de vendre le partenariat comme nouveau modèle social. Ainsi apprend-on que le «nouveau management» dans l’entreprise aurait le pouvoir de convertir un lien de subordination en « partenariat » ou de substituer à l’image du concurrent celle de partenaire ! Convertir ; le mot est lâché. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, finalement, de cette religion de la post-modernité, tout à la fois rationnelle et virtuelle, qui ne tend que vers l’image, qui ne produit que des fétiches.


Ce constat vaut-il aussi dans le champ social ? Quelques exemples suffiront à retraduire le galvaudage qui s’opère, ou plus précisément, que nous opérons à chaque fois que l’on accepte de trahir le sens du mot. Dans le numéro 3 de cette revue, Pensons’i, un article relate l’expérience d’un poste de « médiateur coordinateur inter-institutionnel » entre le social et la psychiatrie. En trois pages, le terme « partenaire » est utilisé pas moins de 22 fois (si j’ai bien compté…) et ce, pour désigner y compris des services pour lesquels il est dit explicitement que l’on n’arrive pas à travailler avec ! Autre exemple, c’est l’habitude prise de parler de « partenariat avec les usagers ». Qui peut décemment soutenir que l’administration fait (ou pourrait faire) du « partenariat » avec ses administrés ? Il y a là une quasi incapacité structurelle. Par contre, l’on tente là de nous faire croire que les administrés ne sont plus dominés et soumis à la règle administrative, mais qu’ils seraient aujourd’hui véritable co-producteurs et co-responsables d’un « projet »… Quelle magie que celle du verbe, qui transforme d’un coup l’absence de rapports en « relations partenariales », ou l’autre dominé en « partenaire » !

Le sens du partenariat


En rupture avec des discours in-sensés, et généralement in-fondés, affirmons que le partenariat n’est pas tout ; c’est encore moins n’importe quoi. Toute relation n’est pas partenariat. L’on peut même avancer que, concrètement, le partenariat n’existe quasiment jamais tant il est caché derrière un halo de bonnes intentions jamais appliquées. Plus précisément, si l’idée de partenariat est partout diffusée, le principe de partenariat est quasiment toujours absent des réalités relationnelles que l’on peut observer. Qu’est-ce qui permet de d’affirmer cela, en contradiction radicale avec le caractère exponentiel du discours sur le partenariat ?

Définir le partenariat pose un enjeu méthologique. Peut-on se contenter d’une approche empirique ? La plupart des travaux sur le sujet, parce qu’ils s’appuient sur une telle démarche, en arrivent rapidement à fondre la diversité des discours et confondre le faire et le dire. Or, et c’est là le paradoxe : ce que montre finalement très bien l’approche empirique, c’est l’absence de lien type entre le faire et le dire du « partenariat ». Autrement dit, l’on qualifie de « partenariat » des rapports qui n’ont rien de partenariaux ; l’on utilise le terme partenaire alors qu’il n’y a pas de partenariat. Au sens propre, l’on dit n’importe quoi. Pour retraduire cette fuite en avant et cette perte de sens, certains acteurs distinguent verbalement le « vrai partenariat » du « faux » ; ce qui n’a guère plus de sens. D’autres, se souciant peu de la décrédibilisation de l’action, se gargarisent de «multipartenariat», «pluri-partenariat» et autres « réseaux de partenariat »… Mais force est de constater que la réalité des pratiques reste au mieux cantonnée à
des structures d’action peu complexes et peu intégrées (généralement des pratiques de réseau caractérisées par de l’échange d’information), fort éloignées du partenariat et plus généralement, des formes coopératives d’action.


Pour caractériser ces réalités relationnelles de type différent, il nous faut raisonner en terme de structure d’action. Le partenariat apparaît dès lors comme un idéal-type – type spécifique de coopération inter-institutionnelle (parmi d’autres) et surtout sans valeur positive ni négative. Notons que ce type relationnel se caractérise en particulier par une forte intégration et une grande complexité.
C’est ainsi que l’on peut définir le partenariat comme « une méthode d’action coopérative fondée sur un engagement libre, mutuel et contractuel d’acteurs différents mais égaux, qui constituent un acteur collectif dans la perspective d’un changement des modalités de l’action – faire autrement ou faire mieux - sur un objet commun - de par sa complexité et/ou le fait qu’il transcende le cadre d’action de chacun des acteurs -, et élaborent à cette fin un cadre d’action adapté au projet qui les rassemble, pour agir ensemble à partir de ce cadre. »

Construire un espace de conflit

Cemea

On le voit : lorsqu’on parle de partenariat, le premier enjeu et le premier objet de travail (car c’est le premier obstacle) sont finalement de déconstruire la perception que l’on en a. Dans un environnement qui privilégie le consensus, empêchant par là même tout changement, il faut réintroduire la contradiction, la critique, la tension qui est au coeur même de l’action. Très concrètement, par exemple, il s’agit de se dire ce que l’on est, ce que l’on pense, ce que l’on veut.

Travailler ensemble, c’est d’abord et essentiellement produire du conflit, du désaccord… et donc se confronter et négocier. Refuser cela, c’est ni plus ni moins refuser de travailler ensemble ; c’est se cantonner à la surface et glisser sur les choses, produire des coquilles vides et tenir des discours de bonne intention… sans assumer sa responsabilité dans le processus de changement. Occulter cela, c’est aussi s’exposer à l’échec. En effet, combien de tentatives de coopération échouent car l’on se met « autour de la table » pour construire quelque chose sans s’être dit qui l’on est… Combien de projets « bidons » faut-il pour accepter enfin de dire que l’on n’est pas d’accord, que l’on pense autre chose, que l’on ferait autrement ?

A l’inverse, les expériences qui réussissent à se développer sont traversées par des valeurs et tendues vers des postures professionnelles qui laissent une place pour construire le conflit. L’expérience du réseau psychiatrie-social dans le canton
de Quettehou (50), est éclairante à ce sujet, et l’on peut en retirer au moins quatre éléments qui apparaissent déterminants pour que la rencontre se construise en une dynamique partagée :

  • Prendre le temps de se dire qui l’on est. Le dire à soi-même (clarifier sa position) et le dire aux autres (la psychiatrie, initiatrice de la rencontre, a «accepté d’ouvrir ses portes et d’exposer ses pratiques»). Mais aussi laisser agir le regard de l’autre en confrontant les représentations des uns et des autres, pour pouvoir «partir de qu’on fait et pas seulement de ce qu’on croit faire».
  • Se dire ce que l’on veut, c’est-à-dire construire ensemble le sens de l’action (expliciter sa finalité et sa direction, confronter les valeurs, se mettre d’accord sur des objectifs communs et partagés par tous, etc.). Cela passe inévitablement par se mettre d’accord sur des mots et ne pas s’arrêter aux formules toutes faites ou aux mots-valises, qui évitent de dire le sens qu’on leur attribue…
  • Distinguer clairement ce qui, pour chacun, relève de quel niveau, soit construire une stratégie qui intègre le travail sur l’espace de rencontre. Il s’agit notamment de faire la part entre ce qui relève d’enjeux internes (les enjeux pour soi), d’enjeux externes (les enjeux pour d’autres que soi), mais aussi les enjeux projetés sur la rencontre qui sont forcément mutuels (attentes à l’égard des autres, représentations, etc.).
  • L’inscription dans la durée du processus. Il faut que le processus, tout en étant constamment agit et construit, soit adapté à trois dimensions temporelles : celle des contraintes de chacun, celle du temps nécessaire à construire une dispositif complexe, celle nécessaire au changement et au repositionnement des uns et des autres.

Valeurs et professionnalité dans le travail social

Cemea

La question du temps est centrale ; mais elle révèle en fin de compte un autre enjeu. Paradoxalement, l’on se rend compte que le temps contraint (charge de travail, horaires, calendriers, etc.) est le plus relatif, dans le processus. Bien qu’il soit le plus directement visible (il sert quasiment toujours d’argument pour échapper à la rencontre), c’est en fait le temps qu’il faut le plus faire évoluer.

Dès qu’on prend le temps, l’on s’aperçoit que les contraintes sont finalement plus relatives qu’elles n’y paraissent, que l’organisation offre une malléabilité insoupçonnée, que l’urgence est d’abord une construction elle-même destructrice de temps. Elles sont relatives à un fonctionnement, qui en lui-même tend à empêcher le travail ensemble.

Autrement dit, pour agir véritablement ensemble, il faut inverser la logique, rompre partiellement avec ses contraintes (sans rompre totalement avec son cadre), et faire évoluer sa propre situation de travail en faisant primer les valeurs sur les contraintes. Cette affirmation d’une exigence axiologique (qui priorise les valeurs) est ce qui peut fonder, en situation et en vérité, une nouvelle professionnalité de l’acteur social.

L’enjeu s’est donc déplacé : pour « faire du partenariat », il faut déconstruire et reconstruire ses propres manières de faire son propre travail. C’est là le paradoxe du travail ensemble : il conduit à changer tout en restant soi-même ; il appelle la refonte des postures professionnelles (tout comme celle des catégories de pensée des politiques publiques, et de la recherche…). Le travail ensemble est un vecteur de conflit, tant externe qu’interne aux institutions et à leurs acteurs, au point de pouvoir apparaître comme un véritable catalyseur des questions d’identité. C’est en cela – et en cela seul, me semble-t-il – que le « partenariat » se révèle être effectivement un outil de changement. Il est même, à ce titre, un outil largement subversif…