Frontières : à la lisière de l’enfermement et de l’ouverture

Réflexion philosophique sur la notion de frontière et plaidoyer pour leur porosité.
Média secondaire

Il n’y a pas un jour sans que la chronique de l’actualité ne mette en scène les drames découlant de la traversée des frontières. Celles-ci remettent à l’ordre du jour la question migratoire qui n’a cessé de se poser depuis le début du XXe siècle avec la construction des nations et le partage du monde en zones d’occupation et de domination. Certes d’autres formes de configurations des frontières apparaissent, mais elles sont révélatrices des mutations en tous genres que recouvre le nouveau paradigme des politiques sécuritaires et de contrôle des migrations et de la circulation des biens et des personnes. C’est dans ce contexte que la problématique des frontières nous interpelle et nous oblige à un questionnement de fond sans occulter l’enjeu politique, économique et sociétal des flux migratoires.

Cemea

Comment témoigner de mon expérience des frontières ?

J’ai été confronté très tôt aux passages des frontières durant des années, pour rejoindre mes parents en Côte d’Ivoire, pendant la période des vacances d’été. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est dans ce qui est censé être mon continent de naissance, donc de provenance que j’ai vécu l’humiliation, la violence des frontières : frontière entre le Sénégal et la Mauritanie, Le Sénégal et le Mali, le Mali et le Burkina, le Burkina et la Côte d’Ivoire.

De 1973 à 1998, ces passages de frontières m’ont confronté à l’arbitraire et exposé à la violence des agents de contrôle des frontières représentés par la police, la douane, la gendarmerie, parfois l’armée. Les contrôles s’effectuaient avec arrogance et toute-puissance sans empathie, encore moins bienveillance. À la place de l’accueil attendu, ce sont les humiliations, les insultes, les emprisonnements qui étaient réservés aux voyageurs, voire des brimades parfois avec des amendes pour les plus récalcitrants d’entre eux.

Ces traversées m’ont ouvert très tôt les yeux, et nourri mon cosmopolitisme et presque une haine viscérale contre toutes les formes de nationalisme et de patriotisme.

De ce fait, je me suis toujours senti étranger dans mon continent de provenance et particulièrement dans mon pays de naissance. Mais j’ai toujours vécu ces passages de frontière comme une expérience extraordinaire d’ouverture et d’émerveillement des paysages contrastés : fleuve, montagne, désert, plaine, plateau, des bandes de verdure magnifique durant la saison des pluies.

Cemea

Durant les années où j’ai traversé ces frontières, j’ai éprouvé le goût du risque, de l’aventure, l’audace de ne pas reculer devant les menaces de l’injustice, de l’arbitraire avec une forme d’exaltation, de vertige du passage et de bascule dans d’autres univers culturels et linguistiques.

Ces années ont nourri mes rêves, mon imagination, mon désir de savoir, ma passion de la poésie, de la littérature, du cinéma, des savoirs et particulièrement de la philosophie. Je voulais sortir de ces frontières infernales, certes tracées et imposées par le colonisateur, mais amplifiées par les dictatures, les tyrannies et l’impunité. Ce qui m’amène à partager cette proposition de Régis Debray à ajouter au catalogue des droits, « le droit à la frontière, pour parer aux mortelles glissades» plus qu’un droit «un devoir des frontières». Il s’agit de militer pour l’avènement des frontières ouvertes et accueillantes. Ce que Derrida conçoit comme l’éthique de l’accueil, du don et de l’hospitalité. Il faut redéfinir la frontière comme espace de la responsabilité de l’indécidable et de l’impossible. Comment penser l’éthique de l’accueil impossible des arrivants massés devant la frontière ?

La conjoncture dans laquelle nous vivons, notre « aujourd’hui », par rapport à la problématique des frontières, appelle à un sens de l’éthique de l’impossible, celle de la déconstruction des dispositifs, des politiques, des législations nationales, du droit international et de la géopolitique responsables de ce chaos angoissant, insécurisant, mais qui est tout aussi une fermentation d’un monde nouveau qui se profile à l’horizon. La transgression des frontières est un signal qu’il n’est pas possible de construire des remparts et des murs pour empêcher les passages, les traversées dont les conséquences dramatiques rythment l’actualité.

Qu’il s’agisse de la frontière géographique, religieuse, culturelle, idéologique, à force de mettre la pression sur les limites et les délimitations, il en a découlé une fermentation qui rompt toutes les digues en ouvrant les vannes par une propulsion non maîtrisable du désir d’ailleurs.

À contre-courant des nationalismes, des fondamentalismes, des barrières frontalières naturelle, institutionnelle, symbolique, imaginaire, la puissance de la fiction, celle de la traversée psychique comme processus créateur. Cette traversée des frontières par l’imagination et le concept ne cesse de repousser délimitations spatiales territorialisées par la fluidité et la plasticité du processus de création. Et dont les limites ne cessent d’être repoussées. La poétique de la création ne trouverait-elle pas sa source d’inspiration dans le passage transgressif des frontières ? Des frontières, il en faudrait peut-être, afin que la circulation prenne toute sa dimension par des effractions sans lesquelles, les humains n’auraient pas l’expérience du merveilleux de la rencontre, de l’inconnu et de l’événement comme inattendu. C’est de cette longue marche de l’émancipation, par le frémissement de la traversée, que découlent les aventures les plus folles des voyageurs, des aventuriers, des exilés et des migrants.

Le signifiant « frontière » fait rêver parce que le mot renvoie au sens même de l’arrachement, de la rupture, de l’ouverture, de l’imprévisible, de l’insaisissable de la perte et de l’errance. La déconstruction de la sédentarité close pourrait s’entendre comme un impératif à promouvoir au service d’une mobilité, s’il faut transgressive pour défendre et porter une conception ouverte des frontières.

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