LA MÉDIATHÈQUE ÉDUC’ACTIVE DES CEMÉA

Le débat théâtral

Le débat théâtral (inspiré du théâtre forum) invite les spectateur·rices à intervenir directement dans le cours d’une scène théâtrale, à en imaginer une issue différente. En cela il se rapproche du théâtre de l’opprimé (créé par Augusto Boal) et ouvre un espace de dialogue.
Dans cette technique pédagogique, les expert·e·s c’est le public qui prend une grande place dans la démarche et participe de son élan et de sa réussite. La compagnie « entrées de jeu » part toujours d’une commande, d’un désir de réunir un groupe autour d’un sujet ; Le jeu théâtral favorise le fait que les paroles se libèrent, il est toujours l’aboutissement d’un long processus qui part d’une rencontre avec le·la commanditaire, se poursuit par une enquête et l’écriture d’un modèle soumis à l’aval de la structure demandeuse. Cet outil pédagogique permet de penser avec les gens au lieu de penser pour eux·elles.
Média secondaire

Pour aborder le théâtre forum, ce formidable outil inventé par Augusto Boal, créateur du Théâtre de l'opprimé au Brésil dans les années Soixante, il me semble intéressant de montrer en quoi il s'inscrit dans une démarche d'Éducation populaire et ce depuis sa création. Il est nécessaire aussi de requestionner ses contours tant la technique est à la mode depuis quelques années et revêt plusieurs réalités. Il se trouve que je travaille dans une compagnie – Entrées de Jeu –dont le fondateur, directeur et chef de troupe, Bernard Grosjean, a été pendant plusieurs années assistant de Boal. Quand, après s'être formé, Bernard a créé sa troupe, il a développé ce que nous appelons aujourd'hui « le débat théâtral » qui est une des formes que prend le théâtre forum aujourd'hui et dont je parlerai plus précisément, la pratiquant au quotidien, ou presque.

A l'origine, le théâtre forum

 

Le postulat consiste à se servir du théâtre comme d'un outil subversif au profit d'une population dite « opprimée ». C'est dans les favelas de Sao Paulo que naît cette pratique afin de redonner aux habitant.e.s un pouvoir politique et de les « entraîner » à lutter pour leurs droits et l'amélioration de leurs conditions de vie.

La méthode consiste pour les acteurs et actrices à créer une situation de crise que les spectateurs.trices vont avoir la possibilité d'améliorer en intervenant directement dans la scène quand un.e meneur.se de jeu les incite à le faire.
Cette forme de théâtre forum est encore pratiquée en France et ailleurs dans le monde et repose sur une dialectique marxiste qui identifie clairement les oppresseurs et les opprimés. Je n'en parlerai pas plus avant car je n'en ai qu'une connaissance théorique ce qui ne me semble pas suffisant pour en rendre compte à sa juste valeur. Je voulais juste situer dans un contexte historique la naissance de cette pratique. Je vais maintenant évoquer le travail de la troupe Entrées de Jeu dont le fondateur a été assistant de Boal et a voulu, de retour en France, questionner ce qu'il avait vécu, appris, joué. Ceci l'a amené à créer sa propre compagnie avec laquelle il a développé ce que nous nommons aujourd'hui le débat théâtral.

Ce dernier se rapproche du Théâtre de l'opprimé car il a hérité de certaines de ces techniques – notamment dans l'animation – mais il s'en éloigne de mon point de vue parce qu'il s'agit davantage pour le public de débattre que de conscientiser une situation d'oppression. Avant une séance, nous connaissons thème et problématique du débat mais nous venons faire émerger des points de vue que nous espérons contradictoires et non délivrer un mes-sage. Nous essayons de permettre aux personnes de se situer face à une réalité –par un détour via une fiction – qu'elles vivent, partagent et qui leur pose problème. Cette réalité, dans la majorité des cas, nous la partageons avec elles mais il est de notre devoir de nous mettre à leur service, au service de ce qui émergera du jeu et de la discussion et qui va parfois à l'encontre de ce que nous pouvons penser à titre individuel ou même porter politiquement collectivement. Notre rôle n'est pas d'imposer un point de vue unilatéral du monde mais d'ouvrir un espace de dialogue pour permettre un début de réflexion sur des questions précises et auxquelles personne ne peut donner de réponses toutes faites. Il convient donc d'être sans manichéisme et sans jugement, ce qui n'est pas toujours chose aisée.

Genèse d'un débat théâtral

Tous les débats, ou presque naissent suite à une commande et s'inscrivent dans une action plus globale d'un organisme, d'une association, d'une mairie, d'un établissement scolaire qui a le désir de réunir autour d'un sujet.

Au début, il y a rencontre avec celle ou celui que nous nommons « commanditaire » pour établir un cahier des charges et définir une problématique qui peut aller de « comment gérer son stress en milieu agricole ? » à « comment bien vivre ma sexualité ? »
Un travail d'enquête auprès des personnes concernées est mené par une ou plusieurs personnes de la compagnie qui seront ensuite en charge de l'écriture du « modèle », un court récit de 15 à 30 minutes présentant différentes saynètes problématiques. Une fois l'écriture achevée les saynètes sont soumises au commanditaire qui doit donner son aval pour que nous soyons au plus proche de la réalité. Il faut comprendre ce travail d'écriture comme un dialogue constant entre le commanditaire et l'équipe qui a en charge le débat. La personne qui écrit, quand ce n'est pas notre chef de troupe, est souvent par la suite meneur.se de jeu, « joker ». Le texte peut changer quand les répétitions débutent car il doit subir l'épreuve du plateau. C'est d'ailleurs parfois comme cela qu'il s'écrit, au plateau, écriture collective riche des improvisations faites autour d'un canevas pré-écrit. Après donc avoir subi plusieurs moutures, le modèle est répété puis joué, ce que nous appelons une création. Elle est destinée à être jouée devant un public concerné et homogène, volontaire ou captif selon les cas. Certaines entrent au répertoire de la compagnie car elles ont des thématiques inépuisables et sont retravaillées et adaptées régulièrement. D'autres ne sont jouées qu'une ou deux fois devant un public très spécifique.

Le déroulement d'une intervention

Un débat théâtral interactif dure entre une heure et demie et deux heures de l'arrivée jusqu'au départ du public dans la salle où a lieu la représentation. L'équipe composée de 3 à 5 comédien.ne.s arrive au moins une heure à l'avance sur place pour aménager l'espace de jeu, installer le décor, se changer, s'échauffer. L'accueil du public est un moment crucial. Au fur et à mesure des années, un protocole a été conçu pour permettre d'assurer les meilleures conditions de représentation possible, en particulier vis à vis d'un public captif, c'est-à-dire la plupart du temps de jeunes, en milieu scolaire. Nous employons le terme « captif » car contrairement à d'autres publics, les élèves n'ont pas choisi de participer au spectacle mais il leur est imposé sur un temps scolaire. L'envie peut être forte alors, et c'est logique, de saboter cet instant qui leur est offert même si le plaisir est au rendez-vous. Paradoxe bien compréhensible pour qui connaît un brin la psychologie de l'adolescent.e. Bienveillance, fermeté, cohésion d'équipe, calme, envie de jouer, spectaculaire et ludique sont nos armes pour nous permettre, tant à elles/eux qu'à nous de vivre un spectacle riche et satis-faisant. Une fois l'installation terminée, nous jouons une petite mise en bouche : prologue, théâtre-image ou théâtre invisible ce qui nous permet de prendre la température de la salle. Puis le joker énonce les règles du jeu. Ensuite, seulement nous jouons le modèle. Le meneur.se de jeu et le public résument ensemble ce qui a été vu et problématisent les scènes puis nous rejouons celles qui les intéressent le plus. À ce moment-là, si elles ou ils le souhaitent, quelqu'un.e stoppe la scène et vient avec nous sur l'espace de jeu pour tenter d'améliorer la situation soit en remplaçant un personnage existant soit en en ajoutant un. Le joker lui remet alors un accessoire de jeu qui le protège et lui donne le nom d'un personnage. Plusieurs improvisations ont lieu pour une même scène pour montrer qu'il n'y a pas de solution miracle et plusieurs manières d'agir et pour nourrir le débat.

La technique d'improvisation que nous mettons en place a pour objectif de valoriser l'idée du spectateur.trice et de lui en montrer les limites.
Après chaque improvisation, pendant que le joker remercie la personne qui est montée sur scène, les comédien.ne.s, derrière un grand paravent monté en fond de scène, crée à toute allure une image qui met en avant l'idée du spectateur.trice. Puis sur une musique, l'image se met en place. Le joker la com-mente ou peut demander au public de lui donner un titre ce qui permet de relancer le débat.
À la fin du débat, le joker conclue la séance en rappelant tout ce qui a été proposé et en remerciant chacun.e de sa participation. Il relativise aussi tout ce qui a été tenté en rappelant qu'il s'agit de théâtre et que les choses auraient pu en être autrement dans la vie. Le temps est refermé cependant le débat reste ouvert et les possibilités multiples y compris celles que nous n'avons pas tenté.

Débat théâtral et éducation populaire

Notre public est en grande partie issu de milieux populaires. Nous allons beaucoup jouer en banlieue pari-sienne et en province, dans de grandes villes et des petits villages, rarement dans des théâtres.

Nous souhaitons rencontrer celles et ceux qui ont peu l'occasion de voir du théâtre. Il s'agit avant tout de rassembler autour de préoccupations ce qui ne veut pas dire que la qualité du jeu et de l'esthétique ne compte pas. Plus pertinente sera la forme, plus riche pourra être le débat.

Proposer un outil qui permet aux personnes de parler ensemble de leurs problématiques communes et d'envisager des « débuts d'issues » dans un temps collectif cadré, faire émerger la parole et ne pas parler à la place de, jouer pour réfléchir, apprendre collectivement autrement, autant d'impératifs relevant à mon sens de l'éducation populaire.

Les expert.e.s du sujet qui nous rassemble, ce sont les personnes du public. Nous leur faisons confiance pour le débat. Bien sûr, nous nous documentons sur les sujets, nous jouons parfois un débat pour la trentième fois (voire beaucoup plus) mais nous avons appris que la salle tempère toujours ou presque les avis des un.e.s et des autres et que toute proposition provoque du dissensus. Nous, nous venons simplement avec un outil que nous aimons et que nous maîtrisons pour permettre que les paroles se libèrent, soient entendues.

Si quelqu'un.e se sent puissant.e parce qu'elle ou il a pu contre toute attente monter sur scène et développer son idée, nous avons gagné. Si un.e autre n'osant jamais ouvrir la bouche en classe a pu donné son avis et entendre celui d'un.e de ses camarades, nous avons gagné. Si la rencontre a permis la remise en cause de nos habitudes, a bousculé nos certitudes, nous avons gagné. L'émancipation des individu.e.s passe par d'autres formes d'apprentissage que les plus traditionnelles et nous sommes convaincu.e.s que vivre un débat théâtral que ce soit dans le public ou sur scène comme invité.e ou professionnel.le, fait grandir et questionne. Ce métier ne laisse pas de répit car il incite à se positionner tout en apprenant à adopter sans cesse le point de vue de l'autre, non pour le faire changer d'avis mais pour l'aider à formuler sa pensée et plus largement pour avancer collectivement dans une société sur un sujet précis à un moment précis, pour agir. Nous ne pensons pas à la place des publics, nous pensons avec. Nous construisons ensemble et ce malgré des conditions parfois précaires un présent détaché du quotidien et qui pourtant ne parle que de lui et de nos moyens d'en faire autre chose.

Bibliographie

BOAL (Augusto), Jeux pour acteurs et non-acteurs, pra-tique du Théâtre de l'opprimé, La Découverte, 1997. GROSJEAN (Bernard), Du Théâtre interactif pour (dé)jouer le réel, Lansman Editeur, Promotion Théâtre, 2013.


Issu des Cahiers de l'Animation - Vacances Loisirs n° 96 (Octobre 2016)