Le désarroi parental contemporain, expression de la montée des incertitudes

D’où viennent les incertitudes parentales ? À quelles mutations sociétales doit-on « l’accompagnement à la parentalité », aux expressions parfois contradictoires, devenu aujourd’hui un axe majeur des politiques familiales ? Décryptage.
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Désormais, à l’heure où les deux tiers des enfants naissent hors mariage, c’est l’enfant qui fait famille et non plus l’institution du mariage.

 

La fin du XXe siècle a connu de profondes transformations dans la façon de concevoir les rapports entre les sexes et les générations. Elles ont affecté aussi bien les rapports hommes-femmes que les rapports parents-enfants, et la façon dont les familles, non seulement se constituent, mais aussi se fragilisent et se diversifient. Ces transformations sont si importantes que tous les rapports entre les personnes ont été reconfigurés tant dans la société que dans la famille, produisant ce qu’on a pu appeler une « montée des incertitudes »1 , notamment en ce qui concerne les formes prises par l’éducation parentale. Plusieurs analystes ont parlé à cet égard du passage dans une « seconde modernité familiale » à partir des années 1970. Ils décrivaient par là un processus de démocratisation de la famille, qui implique aussi bien l’affirmation des valeurs d’égalité – entre les sexes et entre les générations – et d’autonomie des personnes, que le primat de l’affectif dans les relations conjugales et parentales. De fait, ce basculement correspond à la conjonction d’un ensemble de mutations majeures qu’il importe ici de nommer : montée de la figure de l’individu depuis la Révolution française, développement du capitalisme jusqu’au néolibéralisme contemporain, scolarisation massive pour les garçons, puis pour les filles, avènement de la contraception moderne puis de la procréation artificielle, diffusion des connaissances sur le développement de l’enfant et la clinique psychique. Avec le soutien de la philosophie critique et le développement des sciences humaines et sociales, on assiste à l’émergence de nouvelles conceptions des rapports de sexe et de génération mettant en avant une nouvelle place de l’enfant, une redéfinition de la relation éducative et la reconsidération de l’éducation parentale.

Un nouveau format de famille

Désormais, à l’heure où les deux tiers des enfants naissent hors mariage, c’est l’enfant qui fait famille et non plus l’institution du mariage. Les parents choisissent le moment où il convient qu’il apparaisse, c’est-à-dire beaucoup plus tardivement qu’autrefois et en nombre beaucoup plus limité. Il en devient l’objet d’un investissement inégalé de la part des deux parents, favorisant une relation fusionnelle avec lui dans la petite enfance et dont il devient de plus en plus difficile pour les parents de s’extraire pour tenir une position véritablement générationnelle, support de l’autorité éducative. La remise en question du type d’autorité éducative antérieure jugée trop répressive a ouvert la porte à des conceptions divergentes de la façon dont les parents doivent éduquer leurs enfants. Si bien qu’au début des années 2000 se construit une politique de soutien à la parentalité tiraillée entre une conception de l’accompagnement, empathique et soutenante, et une autre contrôleuse et rééducative. Un phénomène illustré en 2005 par la polémique sur la prévention précoce qui fit suite au rapport Inserm sur Les troubles de conduite chez l’enfant et le mouvement Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans, opposant prévention prévenante et prévention prédictive.2

En rappelant que si la bienveillance et la non-violence sont parties évidentes de cette éducation, la nécessité des limites et des interdits est, elle aussi, fondamentale.

Parentalité :  des injonctions contradictoires 

Dans le même temps, s’est développé tout un discours auto-déclaré sur une parentalité positive, proposée aux parents comme modèle d’attitude éducative et portée par le développement du coaching parental et la marchandisation du soutien. Dans un contexte opposant en matière de soin psychique une clinique psychodynamique et langagière, inspirée de la psychanalyse, et une autre, bio-comportementale, importée du modèle psychiatrique américain, les polémiques entre expert·es ne peuvent qu’insécuriser les parents en quête de nouveaux repères.

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D’autant plus quand les médias, comme les politiques, les enjoignent à « être de bons parents »3 . La prise de position du Conseil de l’Europe en faveur de la parentalité positive en 2006 avec la parution du rapport La parentalité positive dans l’Europe contemporaine4 a eu, pour le moins, des effets ambigus. 

Car ce rapport prône, comme les représentant·es de la parentalité positive, une bienveillance à l’égard de l’enfant et condamne les violences éducatives ordinaires, mais insiste aussi sur l’importance des interdits, des limites et du cadre ainsi donné à l’enfant. « L’enfant a besoin de limites et d’être guidé pour assurer sa sécurité physique et psychologique et le développement de sa responsabilité personnelle et sociale (...). Il est à noter que le châtiment pour un comportement inacceptable doit être respectueux de la personne et de la dignité de l’enfant » (p.21). 

Allier bienveillance et nécessité d'imposer des limites

Or, nombre des tenant·es de cette parentalité, malencontreusement qualifiée de positive5 , ont quelque peu oublié cette dimension des limites et des interdits cadrants pour l’enfant, en s’appuyant sur une référence abusive au comportementalisme et aux neurosciences, utilisés pour contredire aussi bien les acquis psychanalytiques que sociologiques. La polémique médiatique – appuyée sur les réseaux sociaux – opposant Caroline Goldman6 et certain·es de ses représentant·es7 est parfaitement illustrative de cette tension, et ne peut qu’alimenter le désarroi chez beaucoup de parents, enjoints à être des experts de l’éducation de leurs enfants alors que ceux qui se présentent comme des experts expriment un virulent désaccord. Il convient donc, peut-être, d’une part de rassurer les parents sur leur capacité éducative en les soutenant dans leur position générationnelle d’éducateurs, et d’autre part de les aider à faire le tri parmi la multitude d’injonctions qui leur sont adressées. En rappelant que si la bienveillance et la non-violence sont parties évidentes de cette éducation, la nécessité des limites et des interdits est, elle aussi, fondamentale, comme le soutenait déjà Françoise Dolto dans « L’image inconsciente du corps»8 . La mise en place de limites au désir de toute-puissance du jeune enfant constitue des épreuves qui lui sont bénéfiques, au sens où elles « permettent la production de symbolique, c’est-à-dire qu’elles ouvrent des possibilités de métaphorisation et de sublimation ».9

 

1Robert Castel, La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Paris, Seuil, 2009. 

2Gérard Neyrand, « Divergence des modèles de prévention précoce », in Le collectif Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans! Érès, 2006 ; le collectif pas de 0 de conduite, Enfants turbulents: l’enfer est-il pavé de bonnes préventions ? Toulouse, Érès, 2008. 

3Claude Martin (dir.), « Être un bon parent », une injonction contemporaine, Rennes, Presses de l’Ehesp, 2014. 

4Ce rapport, dirigé par Mary Daly, a été publié l’année suivante avec un changement de titre, tenant compte des critiques qui ont pu être adressées à cette reconnaissance institutionnelle d’une parentalité positive pour le moins ambiguë : Mary Daly La parentalité dans l’Europe contemporaine : une approche positive, Éditions du Conseil de l’Europe, 2007. Ce qui permet d’éloigner l’idée gênante que, s’opposant à une parentalité négative, il pourrait y avoir une parentalité positive pouvant servir d’étendard à une marchandisation du soutien aux parents. 

5Pour la critique de l’emploi du terme positif et son rapport à l’idéologie néolibérale, voir notre livre à paraître en septembre 2024 aux éditions Érès : Critique de la pensée positive. Les illusions de l’individualisme néolibéral

6Caroline Goldman, File dans ta chambre ! Offrez des limites éducatives à vos enfants, Paris, Interéditions, 2020. 

7Mais pas toutes. Cf. Catherine DumonteilKremer, Poser des limites à son enfant et le respecter, Jouvence, 2004. 

8Françoise Dolto, L’image inconsciente du corps, Paris, Seuil, 1984. 

9Claude Schauder, « Du côté de chez Dolto. Éducation et subjectivite, point de vue psychanalytique sur l’éducation précoce des enfants d’aujourd’hui », Dialogue, n°152, 2001/2, p. 109.

Dossier "Etre parent en 2024"

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