Éducation et jeux vidéo

L’activité jeux vidéo est un des loisirs les plus populaires du pays. Pourquoi souffre-t-elle toujours en France d'un déficit de reconnaissance culturelle ? Comment peut-elle être aussi un outil d'une pédagogie émancipatrice.
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Média secondaire

Image par Simon H. de Pixabay

En 2016, une enquête du ministère de la Culture et de la Communication établissait que 7% seulement des Français considéraient que les jeux vidéo faisaient partie de la culture, juste devant le bon dernier de la liste (les émissions de téléréalité) mais loin derrière les parcs d'attraction ou la philatélie. 

Pourtant, même si le médium est encore victime d'une industrie qui cherche trop souvent à infantiliser le joueur-consommateur, difficile de ne pas reconnaître son évolution. 

La culture est centrale pour les futurs citoyens

Aujourd'hui, les jeux vidéo traitent de tous les sujets, des plus légers aux plus graves, permettant d'incarner le compagnon d'une Syrienne partie se réfugier en Europe (Enterre-moi mon amour), d'interroger les proximités de nos sociétés dites modernes avec des sytèmes totalitaires (Inside, Papers please), de simuler un écosystème pour mieux tester la durabilité des activités humaines (Eco), de s'enrichir d'une critique acerbe d'une société (GTA) ou de son histoire (Red Dead Redemption). Les Gameplays se sont diversifiés pour accompagner la maturité grandissante des joueurs, proposant des expériences de jeu où la part de liberté du joueur se veut de plus en plus importante (Zelda : Breath of Wild), insistant sur la narration plutôt que sur l'action (Life is strange) ou encore en s'émancipant de toute idée d'objectif pour mieux s'appesantir sur la poésie de l'univers créé (Flower, Everything).

Cemea

De nouvelles manières de jouer ont stimulé la socialisation de la pratique vidéoludique en propulsant les joueurs dans des mondes ouverts permanents, parfois théâtres d'expérimentations politiques (World of Warcraft), en leur permettant de coopérer ou de se mesurer avec des inconnus par le biais des jeux en ligne (Fortnite, Minecraft), en utilisant le corps (jeux de Kinect, Wii, Réalité virtuelle) ou son environnement immédiat -Pokemon Go !

Image par Dante DOria de Pixabay

Autant d'exemples qui obligent à parler non pas du jeu vidéo mais des jeux vidéo, tant la variété de l'offre est grande.

« Il faut une éducation très fine aux jeux vidéo », affirme Alain Damasio, auteur de science-fiction français, sur les ondes de France Culture, le 11 décembre 2018. C'est une catastrophe pour moi que dans l'Éducation nationale on n'enseigne pas les différents types de jeux vidéo, ce qu'est une courbe d'apprentissage, un Gameplay, une mécanique de jeu et quels jeux un parent doit proposer à ses enfants pour qu'ils se développent dans l'ouverture et pour que la technologie l'aide à s'émanciper et pas l'inverse... 

Aussi loin que remontent mes souvenirs, et mis à part quelques articles trouvés ici ou là, notamment dans la revue Vers l’Education Nouvelle, les éducateurs que j'ai rencontrés m'ont toujours parlé des jeux vidéo sous l'angle du danger ou de la prévention, plutôt que sous l'angle de ses potentialités éducatives.

Le succès des jeux vidéo auprès des plus jeunes est sans doute moins lié à la fascination provoquée chez les êtres humains par les écrans que par les mutations profondes de nos sociétés et de nos espaces de vie. Autrement dit, il est fort probable que l'urbanisation à outrance et l'obsession sécuritaire – deux évolutions sociétales provoquant des réactions plus ou moins irrationnelles chez certains parents – participent, sinon davantage, au moins autant, au risque d'isolement d'un enfant que l'outil choisi par celui-ci pour occuper ses journées dans l'espace clos de son domicile.

Où se trouve aujourd’hui la liberté d’action ?

Une des rares études sur le sujet, menée par l'agence environnementale publique anglaise, a mesuré la réduction de la liberté de déplacement des enfants sur quatre générations : passée de plusieurs kilomètres au début du XXe siècle à la surveillance quasi permanente des adultes en 2018, cette évolution étouffe les besoins de liberté et d'exploration des enfants, en même temps qu'elle les coupe, après l'école, du tissu social dans lequel ils s'insèrent. 

Selon Julie Delalande, anthropologue de l'enfance à l'université de Caen, ceux-ci n'ont alors bien souvent d'autres lieux pour se socialiser et expérimenter la liberté que ces «nouveaux terrains vagues» dont font partie les réseaux sociaux. Le succès des jeux en ligne comme Minecraft ou plus récemment Fortnite chez les 8-12 ans témoigne de ce besoin de se retrouver loin de la surveillance parentale, reproduisant parfois, par une violence toute virtuelle, des situations proches de La Guerre des Boutons horrifiant certains éducateurs. 

L'Éducation nouvelle elle-même se nourrit d'images d'enfants évoluant en plein air, à la campagne, en groupe, dans une vision des vacances qui semble a priori être en parfaite contradiction avec les dispositifs à l'aide desquels se pratiquent les jeux vidéo. D'une part parce que les divers espaces que nous investissons ne seraient pas propices à investir pécunièrement dans cette activité jugée trop onéreuse pour un intérêt collectif et pédagogique faible. D'autre part parce qu'il s'agirait d'une activité qui ne serait pas « gérable » dans un cadre collectif contraint. 

Il nous faut donc inventer ou réinventer des dispositifs qui permettent de lever ces barrières, ce que de nombreux enseignants, formateurs ou animateurs ont d'ailleurs déjà commencé à faire au quotidien dans leurs pratiques.

Prendre les jeux vidéo pour ce qu’ils sont

Si le contenu des jeux peut ici ou là être intéressant en soi, nous devons ambitionner autre chose que de proposer une liste de serious Games et autres logiciels catalogués comme « éducatifs », ce qui sous-entendrait que les autres ne le soient pas. Or, la spécificité des jeux vidéo, c'est cette rencontre entre le « game » et le « play », autrement dit cette rencontre créatrice entre le support, les règles, les contraintes et le « fun », déclinaison vidéoludique de « l'expérience » telle que des chercheurs influents dans la pensée de l'Éducation nouvelle comme Roger Caillois l'ont théorisée. 

Si les liens avec le cinéma, la photographie et le numérique dans son ensemble paraissent évidents, nous pourrions aussi appréhender les jeux dans leur dimension créatrice que ce soit avec des jeux « bacs à sable » permettant de créer de véritables œuvres tout en jouant ou bien en proposant à des enfants de programmer leur propre jeu. 

La nature éminemment mathématique des jeux vidéo est un formidable outil pour vivre très concrètement le tâtonnement expérimental, pour peu de choisir des jeux qui autorisent de fonctionner par essai-erreur. Sans compter les nombreux liens que nous pouvons créer autour de sujets sociétaux comme le genre, la question transgénérationnelle ou le handicap…

Aller regarder ce qu’il s’y passe absolument

Enfin, les jeux vidéo interrogent nécessairement les valeurs défendues par les pédagogies émancipatrices. Philippe Meirieu le martelait en 2009, au cours d'une journée d'étude organisée à Lyon avec les Francas et Léo Lagrange, les mouvements d'Éducation populaire dans leur ensemble n'ont d'autre choix que de s'occuper des jeux vidéo : « Il faut aller regarder ce qui s'y passe ! Il faut le faire, parce que si ce n'est pas vous, les éducateurs, qui le faites, alors ce seront les marchands qui s'en occuperont. »

Que peuvent faire les éducateurs de l'Éducation nouvelle de ces songes d'un genre nouveau ? Comment peuvent-ils aider à arracher des griffes de l'industrie capitaliste ce médium aujourd'hui incontournable dans la construction culturelle de toute une génération ? 

Les pistes de travail ne manquent pas : (ré)inventer des dispositifs pédagogiques et des pratiques, repérer les qualités intrinsèques et les défauts de la production actuelle, et pourquoi pas devenir nous-mêmes créateurs ou consultants pour programmer des jeux véhiculant, par l'expérience-même qu'ils offriraient, les valeurs que nous portons pour la société de demain. 

Un nouveau monde s'ouvre à nous et, contrairement aux apparences, il n'est pas que virtuel.