Tout se mérite-t-il ?

Certaines stratégies pédagogiques établissent des règles dans lesquelles, par leur comportement, les individus peuvent accéder à davantage de droits et d’autonomie. On peut s’interroger sur le bien-fondé d’un tel dispositif et l’iniquité qu’il induit.
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Parfois des idées louables et d’avant-garde ne sont pas bien comprises de ceux et celles qui les découvrent et les utilisent. Elles peuvent n ‘être qu’une technique sans intentions pédagogiques. Et partant elles peuvent être mal appliquées, mal expliquées et détournées par les enfants, qui vont jouer avec la règle plutôt que de l’utiliser à bon escient. Au-delà de ce simple constat il est utile de se demander si tout se mérite dans l’éducation. La question est d’importance et la réponse soulève un débat. Mais le primordial est bien de se garder de se réfugier dans de rutilantes techniques et dans le systématisme, et surtout de miser sur la force de l’équipe.

Cemea

Qu’on les appelle « ceintures », faisant référence au judo ou qu’on les anthropomorphise, comme « lions du comportement », on voit de plus en plus souvent des stratégies de fonctionnement au mérite se développer dans les classes, mais également dans le secteur du périscolaire ou des séjours de vacances. Pensant s’appuyer sur la pédagogie institutionnelle, les enseignants ou les animateurs mettent en place ces organisations pédagogiques qui leur semblent intellectuellement satisfaisantes, puisqu’elles permettent de justifier, d’expliquer de façon claire et objective et de faire justifier par les enfants et le groupe les permissions et restrictions mises en place. C’est parce qu’il est capable d’être tout seul au coin bibliothèque, de ranger les livres et de ne pas faire de bruit quand les autres font autre chose, qu’on lui permettra d’y aller en autonomie. Cela est d’une logique imparable et qui apparaît comme éducative, puisqu’elle amène l’enfant à travailler sur son comportement pour obtenir davantage d’autonomie et de plaisir et qu’elle met en place des règles qui sont expliquées, compréhensibles et qui évitent l’arbitraire de l’adulte. Une forme de « contrat social » au sein du groupe. Si l’enfant veut pouvoir aller seul au coin bibliothèque, c’est simple et explicite, il lui suffit de prouver qu’il est capable d’adapter son comportement

 

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Le systématisme est équivoque

Pourtant, je pense que la systématisation et la relégation au rang de technique d’une démarche qui peut être porteuse de sens est délétère et susceptible de mener à des dérives.

La première d’entre elles étant le glissement vers une forme de gestion behavioriste de la relation éducative. « Quand les petits garçons sont gentils et sages, on leur donne des bonbons, de belles images. Mais quand ils se font gronder, on leur donne le fouet… La triste aventure au gué… »

Nous ne sommes pas loin de l’esprit de cette chanson enfantine traditionnelle. Si tu te comportes bien, tu auras une récompense et si tu ne respectes pas la règle sociale établie, tu seras puni. La seule différence étant que les enfants sont annoncés comme associés à ce contrat et que la punition ne dit pas son nom, puisqu’elle apparaît comme une conséquence objective de leur incapacité à pouvoir faire quelque chose qui leur est de fait interdit. Je pense que beaucoup des adultes qui ont mis en place ces systèmes de « ceinture » ou autres regarderaient avec mépris quelqu’un qui fonctionnerait en distribuant des bons points aux enfants méritants ou en mettant au coin les mauvais sujets. Pourtant, leur fonctionnement est-il si éloigné de cela ? L’autre dérive de la relégation de ce fonctionnement au rang de technique est une forme de contre productivité, qui amène l’adulte à amender sa règle pour que le groupe reste gérable et qui rend la logique qu’il voulait mettre en place incompréhensible.

L’exemple qui suit est caricatural, mais pourtant véridique et représentatif des dérives possibles et de cette perte de sens.

Afin de gérer le comportement des enfants du groupe dont il avait la responsabilité, Augustin avait mis en place des « lions du comportement » à la semaine. Mais dès le lundi matin, certains avaient déjà un lion rouge, ce qui voulait dire qu’ils pouvaient par dépit ou pour tout autre motif rester dans leur rôle, puisque les choses étaient fixées, sans possibilité de retour pour l’ensemble de la semaine. Ce que certains bambins ne se privèrent pas de lui démontrer. Augustin s’adapta donc en décrétant que les « lions » seraient à la journée. La situation avait été déplacée en termes de temps, mais elle n’empêcha pas des enfants de se trouver éliminés d’entrée de jeu et d’avoir donc à en tirer toutes les conséquences en ce qui concernait leur comportement, puisqu’ils n’avaient plus rien à perdre.Devant cette situation, Augustin décida donc de moduler le passage d’un lion à l’autre. On pouvait passer du vert à l’orange puis au rouge, mais également faire le chemin inverse en fonction de son comportement. Puis, il fit des gradations dans les passages, avec un nombre de remarques négatives grandissant pour accéder d’une couleur à une autre. Une situation relevant du comique : « Attention ! Je compte jusqu’à trois… Un ! Un et quart, un et demi, un trois quart… Deux… deux un quart, deux et demi… » Les mésaventures d’Augustin nous renvoient à une réflexion sur le sens premier de ce qui est mis en place dans le groupe. Un fonctionnement qui n’est qu’une technique et ne se fonde pas à la fois sur des choix pédagogiques et une prise en compte de la réalité et des enfants eux-mêmes, risque d’adaptations techniques en adaptations techniques de perdre toute cohérence.

Prendre parfois le contre-pied pour poser un acte éducatif

Mais au-delà des incohérences et des dérives de fonctionnement, cette tendance à la systématisation des règles de comportement permettant d’accéder comme dirait Bobby Lapointe à « davantage d’avantages, qui avantagent davantage » m’amène à une autre réflexion plus fondamentale : tout se mérite-t-il ? Je pense que non. Tout ne se mérite pas et il faudrait écouter plus souvent la chanson de Georges Brassens, Les quatre Bacheliers. Récompenser ou donner des autorisations à des enfants, dont on pourrait considérer qu’ils ne le méritent pas et sans attendre de remerciement de leur part, peut être un acte éducatif, dans tout le potentiel humain de ce mot. Cela peut sembler démagogique ou laxiste, mais je pense que c’est tout le contraire. L’adulte ne s’abaisse pas, il se grandit plutôt en étant capable de s’adapter à des situations, à des moments, à des réalités d’enfants. Il est là où on ne l’attend pas et amène l’enfant à s’interroger. Je peux témoigner de l’impact de cette affirmation sur l’individu. Un jour où mes notes n’avaient vraiment pas été bonnes, mon père m’avait offert un cadeau, pour chercher à me consoler de cet échec, plutôt que de m’en punir. Une action qui a été structurante et dont je garde encore le souvenir. Mais attention, nous ne sommes pas dans un systématisme ou dans une technique. Si l’adulte cherche à manipuler l’enfant en faisant preuve de mansuétude pour l’amener à s’amender en guise de remerciement, il sera vite démasqué, et les enfants sont très forts pour prendre ceux qui voulaient les piéger à leurs propres pièges.

Il ne s’agit pas pour l’adulte d’accepter l’inacceptable, mais dans ce cadre défini, sa réaction doit être une adaptation à l’humain avec ses réalités positives et négatives. C’est sa perception, même imparfaite d’individu, qui va gérer ses réactions et non une mécanique, fut-elle pédagogique.

Si tu joues au pédagogue

Si tu joues au pédagogue, tu sais trop bien ce qu’ils seront. Fernand Deligny écrivait : « Si tu joues au policier, ils joueront aux bandits. Si tu joues au bon Dieu, ils joueront aux diables. Si tu joues au geôlier, ils joueront aux prisonniers. Si tu es toi-même, ils seront bien embêtés. » Nous pourrions extrapoler et ajouter : « Si tu joues au pédagogue… »

Je pense que les adultes qui se préparent à encadrer pour la première fois des enfants, que ce soit dans le domaine de l’animation ou de l’enseignement doivent se garder de chercher à se réfugier dans des techniques et dans le systématisme pour gérer leur groupe. Et que ceux et celles qui ont déjà des expériences auprès d’enfants doivent s’interroger en permanence sur leurs pratiques en ce qui concerne leur gestion des règles de vie et de fonctionnement. Il nous faut définir avec rigueur et constance l’acceptable et l’inacceptable et en fonction de cela chercher à prendre en compte la réalité des enfants et des situations vécues. Éviter le systématisme oblige à analyser. Le travail d’équipe est un outil de choix dans cette démarche.


Les Cahiers de l'Animation (n° 102, avril 2018)