Jouer l’altérité avec des marionnettes

Comment une équipe de formateurs fabrique, pour préparer un week-end, des marionnettes avec des éléments de récupération et diverses matières et en fait des personnages en les livrant au jeu ? La mise en pratique du lendemain avec les participants s’annonce prometteuse.
Média secondaire

Une expérience de fabrication de marionnettes est riche de découvertes. Découverte des matériaux possibles, découverte de soi également ou plutôt redécouverte. Construire c’est inventer un•e autre, c’est de fait mieux se connaître et mieux comprendre l’autre, les autres et la notion d’altérité. c’est s’abandonner un temps, le temps du jeu. Et savoir revenir à soi lorsque le jeu cesse. C’est inévitablement se projeter et vivre quelque chose de déstabilisant, d’ineffable.


 

Comment des formateurs à la veille d’un week-end fabriquent, pour préparer celui-ci, des marionnettes avec des éléments de récupération et diverses matières et en font des personnages en les mettant au jeu. Mise en pratique le lendemain avec les participant.e.s...

À cause de Guignol, on a souvent tendance à réduire les marionnettes à un spectacle pour enfants. Mais au-delà du vaudeville anarchiste*, au-delà de la représentation guignolesque, l'activité autour des marionnettes est aussi une activité d'expression de dimension sociale. C'est ce que nous avons vérifié à l'occasion d'une rencontre associative. À la veille de ce week-end de formation, un petit comité se retrouve pour poser les bases d'une activité de fabrication de marionnettes présentée le lendemain aux participant.e.s afin de faire connaissance et échanger dans le groupe.

Pour faire des marionnettes, nous avons tout ce qu'il faut : des chaussettes, de la bourre, de vieux boutons, un nécessaire de couture, des chutes de laine et de tissus ; bref, un ensemble hétéroclite de matériaux bruts et de récupération, largement plus qu'il n'en faut pour que des militants et militantes rôdé.e.s à l'activité puissent s'amuser et être créatifs.

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La consigne est simple : nous avons la soirée pour créer notre marionnette-chaussette mais il faut, au cours de l'activité, lui donner un nom, une personnalité et une voix ! On bourre, on coud, on punaise, on épingle, on colle, on peint et de fil en aiguille, apparaît un truc qui a quelque chose comme un visage, quelque chose comme un regard, une personnalité et on commence à en faire quelque chose d'humain qui dit ce que, probablement, on n'aurait pas dit de nous-même, mais qui colle à ce personnage. Pour ma part, je me retrouve avec un blondinet ébouriffé, il a un gros nez et des taches d'acné à l'acrylique. Il a un petit crâne… Un ado ? Comment l'appeler ? Je me tourne vers mon voisin qui arbore une chaussette à l'air doctoral, avec ses lorgnons, ses cheveux et son bouc blanc. « Comment il s'appelle ? », « Jean-Thibault de LaTour ». un nom composé, bien sûr ! J'improvise alors un Kevin-James MacDonald. Il fait de la guitare et son rêve est de devenir une star du rock… pour impressionner les filles. Je lui façonne sa voix aussi facilement que son kilt avec une chute de tissus écossais pour compléter son allure. Kevin-James parle en postillonnant et, sans prévenir, sa voix passe des graves aux aigus, et vice-versa.

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Et puis Kevin-James fait le tour de la table, et rencontre ses comparses en polyester, il voit pêle- mêle une diva, une cigogne noire, un morse, un serpent vénal, Mme Pimprenelle. Au fur et à mesure des discussions, ses répliques deviennent de plus en plus les siennes et de moins en moins les miennes, Kevin-James devient indépendant, il s'individualise. Fait étrange c'est moi qui parle, qui improvise les répliques de but en blanc, mais ce ne sont pas celles que je dirais naturellement. Je joue un personnage qui s'agite au bout de mon bras. Rien de schizophrénique, mais je savoure le plaisir de pouvoir parler sans en assumer les conséquences. « C'est pas moi, c'est Kevin-James, et c'est un ado qui est très… Ado ! » Enfin il est l'heure de se reposer, les mains se déchaussent ! Fin de la première étape.

Les gestes se délient, chacun.e se prend au jeu

Le lendemain, nous accueillons les participants-es au regroupement. Nous nous répartissons autour de trois groupes de trois marionnettes. Les groupes se complètent au fur et à mesure des arrivées. Notre première contrainte est que chaque groupe doit faire une présentation en intégrant tout le monde au jeu, la seconde est d'aboutir à un résultat en trois heures.

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Pas de castelet. Qu'à cela ne tienne, des claustras couverts de rideaux feront l'affaire; cela fera une excellente scène avec ses coulisses. Peu de matériel, mais nous ne sommes pas démunis pour autant, les guitaristes ont leur guitare, les photographes leurs appareils. En nous appuyant sur nos savoir-faire et notre imagination chaque groupe monte sa représentation, originale sur le fond et sur la forme.

Notre groupe a choisi de filmer les mésaventures d'un Kevin-James qui fugue pour courir après la gloire. Un autre groupe imagine les déboires administratifs d'une cigogne noire échouée en Alsace, au travers d'une représentation directe. Le troisième groupe nous propose un spectacle musical, présenté à la fois par les humains et des marionnettes un peu foldingues, qui n'ont rien à envier à celles du Muppet Show !

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Par un jeu de contraintes, nous avons créé en quelques heures un sketch original pour nos camarades. Il me semble cependant que ce résultat aurait difficilement pu être atteint sans passer par l'étape d'élaboration des marionnettes, tant au niveau de la fabrication de l'objet que de la construction du personnage. Créer une marionnette nous a permis de créer un personnage original qui s'est construit sur une projection de l'objet et non une projection de notre personnalité. Le résultat est donc forcément différent de celui que l'on obtient si notre corps est le médium. Ce petit bout de tissu nous a permis de sortir de nous-mêmes pour interpréter un personnage original. C'est peut-être pour cela que certains marionnettistes disent de leurs créatures qu'elles ont chacune leur caractère. Une marionnette a ceci d’extraordinaire, c’est qu'elle est à la fois manipulée par nous mais assez indépendante pour être elle-même. Ou en tout cas, elle est suffisamment différente pour que nous puissions nous-mêmes l'être au moins le temps du jeu. On projette en elle un autre que soi. Même si, à la fin, quand elle réintègre sa boîte, elle n'est qu'un objet.

Finalement, par l'intermédiaire de la marionnette, nous avons pu nous redécouvrir et comprendre différemment l'altérité. Pour sortir de soi et jouer un personnage sans pour autant nous y engager corps et bien. Pour moi, Kevin-James MacDonald est cet autre, un être immature et puéril que j'ai pris plaisir à jouer et que j'ai pu déposer pour revenir à moi quand l'objet est rangé et le spectacle fini.