Hommage à Fernand Deligny

Le 18 septembre 1996, Deligny est parti. Il faut “ esquiver ” disait-il : esquiver les places pré-destinées, les jugements préétablis, esquiver le pouvoir, esquiver “ la camisole idéologique ”. Encore une esquive, mais, cette fois, la dernière, celle de sa vie...
Média secondaire

J’étais bien tentée d’esquiver cet écrit : peur de la réduction, peur des malentendus..., mais je vais me risquer à vous parler. Parler de l’homme, de ses conceptions à propos de l’éducation, de la tentative dans les Cévennes. Parler à travers mes réflexions, mes positions, parsemées de citations. Citations organisées pour situer les idées de Deligny. Citations lancées en ricochets sur l’apparente planitude de l’Institution Éducative. Ni “ raconter ”, ni proposer un “ modèle ” qui ferait “ mythe ” ou “ mirage ”. Mais, à partir d’un espace en marge, interroger l’espace du quotidien, à partir d’un petit radeau, qui n’est pas celui de la méduse, regarder nos navires perfectionnés, spécialisés, à partir d’une tentative, questionner nos représentations, nos projets, nos actions.

L’homme

Après le bac, Deligny esquive l’école de Saint Cyr, puis la faculté de lettres et le voilà instituteur à Paris, à Nogent, à l’IMP d’Armentières. Il utilise l’expression par le dessin, le jeu mimé, l’alphabet-geste, le récit improvisé collectivement, pour donner parole à ceux qu’on a ou qui sont privés de dire.
Après une expérience à l’hôpital psychiatrique d’Armentières, rétif à toute normalisation, à toute institutionnalisation, à toute compromission, Deligny quitte l’Éducation Nationale et cherche d’autres voies.

Dans le contexte de la guerre où la délinquance juvénile s’accroît, Deligny ouvre un foyer (dans tous les sens du terme) : c’est un centre ouvert où les éducateurs sont les voisins ; il pose ainsi l’implication et la responsabilisation du milieu social. Puis il crée “ la Grande Cordée ” soutenu par le Docteur Le Guillant, médecin psychiatre, et Henri Wallon qui permettait aux adolescents de découvrir “ l’activité concrète, les conditions affectives, le mode de vie qui leur conviendront ” en évitant le placement, en travaillant avec les parents pour que ceux-ci comprennent que la délinquance ou l’inadaptation n’est pas un phénomène inné mais le résultat de situations subies.

Jamais à s’accrocher, à faire perdurer de toute force une situation, après cette expérience qui s’arrête, Deligny rencontre d’autres occasions dont il se saisit et le voilà dans l’Allier avec un débile profond.

Ensuite, depuis 67, dans les Cévennes, à Monoblet, auprès d’enfants autistes, avec quelques adultes désireux de fuir les milieux urbains déshumanisés et des métiers mécanisés.

“ Esquiver ” disait-il ; l’écriture, il ne l’a pas esquivée et jusqu’au bout ses mains ont posé sur les feuilles blanches les traces de sa pensée fine et rude, générale et précise, toujours en éveil, conjuguant, comme dans le quotidien de la tentative, la sensibilité et la distance.
Il nous offre une œuvre d’une très grande richesse sur l’éducation, l’autisme, le langage et notre position d’humain. Oeuvre, support fondamental sur lequel pourraient réfléchir, entre autres, les éducateurs, les enseignants, les thérapeutes.

Amoral ? Asocial ?

“ Toujours replié sur moi-même à en avoir mal à l’os plat du milieu de la poitrine qui doit être la pliure de l’homme, voilà que je ne suis pas symétrique et que je ne suis jamais semblable à moi-même. Il y a une bonne partie de ce moi-même, informe, plastique, affectif, qui prend les empreintes comme le mastic du serrurier.

J’en veux énormément au cancer capitaliste qui va, comme on dit, atteindre le cœur. Il est probable que ça va puer encore un moment dans la Cité. Mais demain ?

Il serait dommage que dans les villes-jardins, dans les écoles offertes au soleil, les enfants soient gris, monotones et dociles, hébétés par des siècles de méfiance de l’homme.

Retors, buté, vaniteux et exigeant dans la vie courante, toujours pris dans le réseau social comme un vagabond dans des barbelés de clôture, je suis, devant le plus loqueteux des fugueurs entraînés par deux gendarmes, comme un peintre à la technique stable devant un dessin d’enfant, désagréablement conscient de ma sociabilité.

Amoral ? - En tout cas, pas du tout partisan de la morale “ qui a cours ”, comme on dit en bourse.

Asocial ? - Certainement étranger à cette hypocrite exploitation de l’homme par l’homme, à cette sudation d’ennui, à toute hiérarchie préétablie.
Mais je ressens l’égoïsme comme une acrobatie mentale qui, à la première hésitation, vous laisse les reins cassés au fond de votre propre angoisse.
Alors je cherche, avec ceux qui n’ont pas trouvé pour compagnons. ” (Les vagabonds efficaces)

Regard porté sur les administrateurs et les éducateurs

Deligny est très critique et très dur avec les fondateurs et administrateurs des établissements spécialisés. Il dénonce ces militants dans les centres d’éducation, dans les comités, les conseils et les associations qui se chargent de protéger l’enfance mais sont en réalité “ les ennemis de l’enfance, ennemis souvent inconscients car ils sont d’abord les ennemis d’eux-mêmes, depuis leur prime jeunesse ”.

“ Ils emploient volontiers un terme magnifique, somptueux de bêtise, perle qui se grossit des sécrétions de mille comités accrochés à la table des administratives réunions comme des huîtres sur leur rocher : le redressement moral. Comme si les enfants avaient quelque part un morceau d’on ne sait quoi, bien droit chez les uns, tordu chez les autres, et qu’on façonnerait en forme d’échine courbée à petits coups d’exemples, à petits coups de trois petits-beurre les jours de visites ou de grande fête.

Tous ces administratifs petits pontes cachent la mollesse de leur caractère dans leur situation sociale comme le bernard l’hermite protège son ventre dans une coquille empruntée. Eux qui sont des insuffisants sociaux docilement résignés à un emploi monotone notoirement inefficace, que peuvent-ils comprendre à des enfants qui ont l’invraisemblable audace de manifester des troubles du comportement ?

Ils aiment l’ordre, les rapports écrits pour être couverts et les médisances orales pour être renseignés. Ils ignorent ce qu’un groupe de gosses peut consommer d’énergie, de clous, de briques, de semelles, de temps, d’idées, de tout, de tout. ” (les vagabonds efficaces)

Deligny pose la question et l’importance du fondement même de l’Institution, des établissements d’éducation et d’éducation spécialisée... Le travail des éducateurs, acteurs au et du quotidien, est, en partie, déterminé par les orientations déjà prises en amont, et l’éducation risque fort d’être déjà pervertie par les objectifs non éducatifs de certains fondateurs et administrateurs.

Quant aux éducateurs, Deligny pense que leur valeur ne réside ni dans les diplômes, qui risquent de faire écran à l’écoute humaine, d’instaurer une justification à toute action dite éducative, ni dans la fonction souvent déjà dictée et vite sclérosée, mais dans l’implication et la sincérité de la personne qui écoute sans juger, qui ne triche pas, qui tente dans le risque.

“ Éducateurs... ? Qui êtes-vous ? Formés, comme on dit, dans des stages ou dans des cours nationaux ou internationaux, instruits sans aucun souci préalable de savoir si vous avez dans le ventre un minimum d’intuition, d’imagination créatrice et de sympathie envers l’homme, abreuvés de vocabulaire médico-scientifique et de techniques esquissées, on vous lâche, pour la plupart enfantins issus de bourgeois, encore tout encoquillés dans vous-mêmes, en pleine misère humaine.
Et bon an, mal an, petites marionnettes par-ci, petits chœurs par-là, tests et pipeaux, complexes et statistiques, congrès et rapports tissent un filet de camouflage sur cette mystérieuse ordure sociale de l’enfance inadaptée qui crève en taudis, tourne mal en maison bourgeoise et croupit encore bien plus souvent qu’on ne veut le dire dans des annexes de prison ou d’inhumains établissements. ” (les vagabonds efficaces)

“ Si tu joues au policier, ils joueront aux bandits.
Si tu joues au bon Dieu, ils joueront aux diables.
Si tu joues au geôlier, ils joueront les prisonniers.
Si tu es toi-même, ils seront bien embêtés. ”

(Graine de Crapule)

“ Si tu es pour si peu dégoûté du métier ne t’embarque pas sur notre bateau car notre carburant est l’échec quotidien, nos voiles se gonflent de ricanements et nous travaillons fort à ramener au port de tous petits harengs alors que nous partions pêcher la baleine. ”
(Graine de Crapule)

D’abord révéler

“ Pour nous, prendre un gosse en charge, ça n’est pas en débarrasser la Société, le gommer, le résorber, le dociliser.

C’est d’abord le révéler (comme on dit en photographie) et tant pis, dans l’immédiat, pour les portefeuilles qui traînent, les oreilles habituées aux mondaines confitures, les carreaux fragiles et coûteux. Tant pis pour le quartier qui nous regarde de haut, dont les villas trouvent qu’on aurait pu mettre ça ailleurs et dont les propriétaires sont prêts à crier à l’attentat aux mœurs s’ils voient un de nos voyous pisser contre un arbre. Tant pis pour les fruits que la propriétaire se gardait pour ses marmelades et les fleurs engraissées pour ses tombes, tant pis pour ceux qui veulent qu’enfance rime avec innocence. Tant pis pour les ribambelles de vieilles filles qui, périodiquement, font en cordée la promenade de la rééducation (avec point de vue sur l’attentat aux mœurs par beau temps). ” (les vagabonds efficaces)

Avant de se poser les problèmes de rééducation il s’agit d’abord que l’enfant ou l’adolescent soit, existe tel qu’il est lui-même ; le travail est à engager non à partir d’une image plaquée d’emblée, mais, à partir de l’Être, avec l’Être. Cela conduit à d’abord laisser être, au risque d’être choqué. Conformer à une image sage n’est que du dressage, dressage par peur de l’autre et par peur de nous-mêmes.

Laisser sortir et jouer quand c’est le moment

Souvent on a tendance à réprimer par conformisme, par “ dressage ” éducatif, par anticipation : on lit avec des yeux d’adulte ce qui, pour l’enfant, n’a pas du tout la même valeur et n’est souvent que tentative éphémère de maîtrise, de dépassement.

Prendre en compte le lien entre la situation et la manière d’être de la personne.

Deligny s’appuie sur les travaux de Wallon qui explique dans “ Origines du caractère ” les façons de réagir par “ le complexe indissoluble que forment les situations déterminées et les dispositions du sujet ”.

Le milieu détermine une réaction spécifique du sujet.

“ Si le Centre d’Observation est une caserne, on y verra les possibilités d’adaptation des garçons à la vie de soldat. Si c’est un camp scout, on y verra leurs aptitudes à la lecture des signes de piste, leur réceptivité présente au code de l’honneur, leur goût pour la vie en équipe. Si c’est une prison, on les verra prisonniers. Si c’est un laboratoire, on les verra cobayes. Si c’est quelque chose comme une courée de faubourg, on les verra (les parents étant proches et les retours à la maison aussi fréquents que possible) à peu près tels qu’ils sont à l’habitude. ”
(les vagabonds efficaces)

La prise en compte du milieu, et l’action sur lui, sont déterminantes.
Si à l’habitude d’une situation correspond l’habitude d’une réaction, priver de cette situation provoquera un changement d’attitude : “ Priver un enfant de ces circonstances habituelles de vie c’est le priver de son caractère habituel. ”

Rompre les habitudes

Deligny disait souvent : “ Lorsque tout marche bien il est grand temps d’entreprendre autre chose ”.

Il est en effet capital de ne pas se scléroser, d’éviter la routine qui guette intrinsèquement et inéluctablement toute personne, tout établissement, toute institution, c’est-à-dire de rester vivant, ouvert pour ainsi : se saisir d’occasions qui permettent la découverte, le dépassement, le changement et sans cesse patiemment chercher, recommencer, rechercher.

“ C’est un métier d’enfants, c’est un métier d’apôtres, un métier d’ajusteur ou mieux, de repasseuse.

Et les plis sont tenaces au corps et à l’esprit des enfants sur lesquels a pesé de toute sa masse inerte une société d’adultes bien indifférents. ” (Graine de Crapule)

“ Élire prématurément une innovation c’est parfois la tuer. ” (Moscovici cité dans les cahiers de l’immuable n°3)

La tentative auprès d’enfants autistes dans les Cévennes

C’est en 1967 que commence cette tentative auprès d’enfants autistes, mutiques, qui perdure jusqu’à ce jour. Elle s’inscrit dans la suite des démarches entreprises avant, et à partir de la rencontre avec un gamin autiste et du désir de quelques-uns de vivre autrement.

Cette tentative est une démarche.

Elle n’a pas de but pédagogique, de but thérapeutique, pas de référents traditionnels ou à la mode éducatifs ou psychologiques.

“ La tentative, c’est une démarche, ce n’est pas l’application de principes ; ce n’est même pas l’application d’idées en fin de compte. Bien sûr, ce qui a été tenté dans le temps me sert : pour baptiser ; pas tellement pour proposer.

Ce que je crains dans le savoir, c’est qu’il déclenche un vouloir à tout prix.

Qu’en serait-il d’un mode de relation qui ne serait pas utile à la société, pas utilisable, pas utilisé ? Un mode de relation hors fonction. ”

“ Vivre en “ présences proches ” d’un gamin autiste, mutique, sans trop d’idées préconçues sinon le projet de l’en tirer de ce que les “ savoirs ” aux abois élaborent, diffusent, édictent et vulgarisent à propos de ces enfants-là “ gravement psychopathes, inéducables, irrécupérables. ” (Nous et l’innocent)

Ni établissement, ni communauté

Cette tentative est d’abord un mode de vie qui propose une cohabitation.

Il s’agit d’abord “ d’habiter un coin ” (dans les Cévennes) et d’habiter ce coin “ parmi les autres ” (cette fois des enfants autistes et psychotiques).

“ Nous voilà donc aux prises avec des enfants plus ou moins invivables et pourvus de ces symptômes qui les avaient fait surnommer psychotiques, le sens de notre démarche n’étant point de créer, à plus ou moins longue échéance, une institution, serait-elle “ ouverte ”, mais, bien au contraire, de nous enfoncer, les uns et les autres, dans des modes de vie à notre convenance, quitte à tenter de “ voir ” quelle “ dérive ” intervenait à notre insu dans nos manières d’être, nos “ moindres gestes ”, de par le fait de la présence là, en permanence, d’enfants visiblement “ à part ”. (Nous et l’Innocent)

Adultes qui vaquent à leurs occupations quotidiennes (préparer la nourriture, cultiver le jardin, aller aux commissions, faire le ménage, la vaisselle, la lessive, etc.) et particulières (construction des jeux, des jouets, dessiner, peindre, danser, réaliser des films), et enfants dépourvus de langage cohabitent. Espace du quotidien, Espace du désir, Espace de la nature, dans des lieux multiples, dans un réseau de coins : coins de vie habituels et coins découverts occasionnellement ou dans le souci de casser l’accoutumance.

“ C’est toujours dans des circonstances absolument étrangères à la présence là des enfants que se sont dénouées des attitudes stéréotypées. Mais il a fallu... aller loger dans des fermes parfois délabrées, où il n’y avait personne depuis dix ans, les toits ouverts et des niagaras de flotte à chaque orage... C’est alors qu’il échappe d’autres attitudes à l’enfant et ça ne peut pas être en tant que soignant que l’on imagine des circonstances pareilles pour dénouer le rapport soignant/soigné ; il faut n’être ni soignant ni soigné, et pour qu’il ne s’agisse pas de ça, il faut avoir autre chose à faire... A la limite, s’il n’y avait pas d’enfants psychotiques là, nous vivrions la même vie, les uns et les autres. ” (Nous et l’Innocent)

Dans chaque lieu, dans chaque coin l’espace est fait de “ coutumier ” et “ d’orné ”.

Le “ coutumier ” : ce sont les attitudes, les manières de faire, habituelles. Chaque chose à sa place, les lieux, les objets quotidiens font repère dans une certaine quiétude pour l’enfant autiste. Coutumier indispensable, fondamental car structurant et apaisant. Mais “ le coutumier n’est pas le routinier ”. Il faut être attentif au hasard et laisser la place aux occasions.

“ L’orné ” : ce sont les ornements du quotidien inutiles mais nécessaires, ornements dont l’homme a toujours parsemé son existence.

“ Il est difficile d’esquiver l’illusion que l’enfant autiste voit comme nous.

Un enfant autiste peut agir “ sans faire comme ”, il peut être aveugle à ce qui fait signe.

L’orné c’est le respect de cette différence et c’est ce respect qui peut faire basculer les désarrois en agir, en agir d’initiative puisque l’enfant alors ne nous imite pas et se met à exister sur un mode qui lui est propre. ” (Le croire et le craindre)

Cette tentative est une recherche.

“ Une tentative est espace d’initiative. A partir de là, s’agit-il de juger, de mé-juger, de pré-juger du tout et du reste ?

Ce serait ridicule.

Une tentative, c’est un peu comme une toile lorsqu’il s’agit de peindre ; il y a la dimension très exigeante de la chose à faire ; si je mets du rouge, je ne refoule ni ne censure ni ne supprime les couleurs dont je n’use pas. De même, si je trace à l’encre de Chine, je ne renie pas l’existence des couleurs. Si tel ou tel trait de la démarche ressort à certains moments, les autres “ traits ” ne sont pas sacrifiés. ” (Le Croire et le Craindre)

Deligny engage sa recherche sur le langage...

“ ... alors que les tentatives menées antérieurement, en ricochet, à la recherche d’une “ cause commune ” entre soignants et soignés, rééducateurs et rééduqués, s’étaient heurtées à “ l’ordre des choses ”, aux institutions ambiantes, il s’agissait, cette fois-ci, à partir de la vacance du langage vécue par ces enfants-là, de tenter de voir jusqu’où nous institue l’usage invétéré d’un langage qui nous fait ce que nous sommes, autrement dit de considérer le langage à partir de la “ position ” d’un enfant mutique. ” (Nous et l’Innocent)

...Sur ce qu’il en est de l’humain

...Et de “ l’agir ” d’humain

“ L’agir l’emporte sur le faire où prédomine l’intention, qu’elle soit consciente, ou, comme on dit, inconsciente.

Que l’agir soit dépourvu d’intention, c’est bien ce que je veux dire.

Et pourtant, l’agir existe bel et bien, humain à n’en pas douter, et non pas résidu de quelque inaptitude, mais ébauche liminaire de ce que l’image héritée que chacun se fait de l’homme élude depuis toujours. ” (Les détours de l’agir ou le moindre geste)

La recherche

Elle s’appuie sur l’existence d’un réseau.

Les adultes vivent en petits îlots et la recherche se tisse dans les innombrables fils de ces vies différents qui se croisent, reliés par le choix des Cévennes, le mode de vie en “ présence proche ”, l’éthique des attitudes, la rigueur de l’attention, la circulation de la parole, des idées, des questionnements.
Malgré l’isolement du hameau, de certains lieux, de nombreuses personnes de tout bord viennent discuter aux Graniers, viennent parfois y vivre un certain temps en “ voisins proches”. Des associations publient des revues, des articles, les soumettent à discussion (les cahiers de l’Aire notamment). Des contacts existent avec d’autres lieux de vie, d’autres recherches (Guattari, L. et G. Le Guillant, Dolto, Mannoni).

Pendant toute une période la recherche fait appel au tracé. Tracer des cartes. Tracer au départ non pour observer mais pour évacuer le langage face à ces enfants qui en sont dépourvus et évacuer l’angoisse devant l’errance des enfants.

“ Les cartes ? Il s’agit d’apprendre à voir ce qui ne nous regarde pas, je veux dire ce qui n’intéresse pas, à première vue ni “ je ” ni “ il ”. (Recherches Cahiers de l’Immuable)

La pratique des cartes a duré dix ans. Étaient tracés :

  • sur papier dessin, à la mine de plomb les trajets et gestes coutumiers des adultes : “ les traces d’usage ” ;
  • sur papier calque à l’encre de chine, les trajets de chaque enfant non parlant : “ les lignes d’erre ”.

En superposant le calque sur le fond on peut voir que la ligne d’erre suit la trace d’usage et à certains moments s’en écarte.

Pas d’interprétation rapide que pourtant le langage était tenté d’induire. Carte après carte, superposition après superposition, ceux de la tentative en arrivent, parfois, “ à voir ce qui ne nous regarde pas, je veux dire ce que notre regard aveugle de parlant a bien du mal à voir : ... Nous... (les cahiers de l’immuable, recherches).

Nous : c’est-à-dire, les chemins d’antan depuis longtemps abandonnés, les endroits où l’eau sourd, où le feu a été fait, où les trajets se sont croisés... “ Nous ” repéré par ces enfants dépourvus de langage “ nous, parlants, nous ne voyons pas les repères dont il faut croire qu’ils ne s’effacent jamais ” (Recherches).

Tracer, filmer aussi. Cassettes, films, sont les supports de discussions entre Deligny et les parents, étonnés de découvrir leur enfant dans des “ agir ” insoupçonnés.

Les “ cartes ” ont été une étape de la recherche que Deligny a de plus en plus “ resserré ” sur “ qu’en est-il de la nature humaine ” ? ceux qui sont dépourvus de langage seraient-ils, parmi les hommes, une “ singulière ethnie ” ? ethnie qui “ peut livrer les aspects les plus clairs de son approche de ce qu’il peut en être d’être humain lorsque la conscience d’être (est) en défaut ”. (Singulière ethnie)

“ Si l’enfant autiste, de par ses manières d’être, est révélateur d’un mode d’être - et non “ d’un ” être qui malencontreusement autiste serait - ce mode d’être est commun et pourvu d’un certain “ point de voir ” humain, si on entend humain en terme d’espèce...

L’humain n’est que d’être et non d’avoir.

Si ce mode d’être... est d’espèce, il est immuable et il existe à l’infinitif I qui n’existe que de par les êtres de cette espèce là.

Si l’I est d’agir, l’agir n’existe que d’être agi, que par l’être dont l’agir révèle le mode d’être alors manifeste... ” (Traces d’être et bâtisse d’ombre)

La recherche s’est toujours ancrée dans l’Écriture

“ Écrire a toujours été le projet qui m’a tenu compagnie, qui m’a servi de dérive pour échapper à la carrière. Mon projet était d’écrire. Écrire à l’infinitif. J’ai tout écrit : pendant un temps j’écrivais des romans policiers parce que ça faisait rentrer 2000 F à chaque manuscrit.

Mais écrire en même temps que les choses se font, c’est dur. Écrire est pris dans le faire... c’est difficile. J’écris plus facilement, pourtant, que je ne parle. Parce qu’écrire c’est jeter, alors que lorsqu’on parle c’est entendu, et puis après c’est trop tard. ” (Le croire et le craindre)

Écriture où Deligny conjugue admirablement pensée et poésie.

Un éducateur, un chercheur, un écrivain, un artiste nous a quittés dans la plus grande discrétion comme il vivait depuis tant d’années, entouré seulement de quelques très proches, et de Janmari, l’enfant autiste, devenu quadragénaire, comme il l’aurait souhaité.

L’absence pèse mais la tentative continue.

La tentative continue...

Constituée depuis longtemps et restructurée récemment, l’association “ Aires/Lien ” a obtenu l’agrément pour ce lieu expérimental. Il sera financé par la DDSS du Gard.

Jacques Len et Gisèle Durand qui, depuis vingt cinq ans, ont travaillé avec Deligny, poursuivent la tentative et la recherche engagée.


Article publié dans Vers l’Education Nouvelle n°479